Maryelle Budry, féministe genevoise de 76 ans, a participé à la Grève des femmes de 1991 et s’engage maintenant dans celle à venir. Entretien
Vingt-huit ans après la première grève féministe, Maryelle Budry, psychologue à la retraite, sera une nouvelle fois au rendez-vous. Dans son immeuble, dans son quartier ou au sein du Collectif genevois pour la Grève des femmes, cette soixante-huitarde engagée organise la mobilisation de manière proactive. Elle revient sur les événements de 1991, et se réjouit de participer à ceux de 2019.
Etait-ce une évidence pour vous de participer activement à cette nouvelle grève des femmes?
1991 est un souvenir tellement fort et heureux que, quand j’ai entendu parler d’un nouveau mouvement, j’ai bondi de joie. Vingt-huit ans plus tard, j’y prends part avec grand plaisir, dans la capacité de mes forces. Lors de la première séance du Collectif de la Grève des femmes de Genève en juin 2018, nous étions 110 femmes, de la collégienne de 16 ans à moi, 76 ans, c’était magnifique!
Quelles sont aujourd’hui vos revendications?
En 2011, j’avais réuni un groupe de femmes retraitées baptisé «Les vieilles dames indignes», en référence au film qui a marqué la génération de 1968. Nos situations sont très différentes: certaines ont droit – grâce aux luttes syndicales qui ont été menées – à de bonnes retraites, et d’autres ont des rentes qui ne leur permettent pas de vivre dignement. Nous dénonçons donc cette inégalité entre les hommes et les femmes au moment de la retraite due au temps partiel, à l’éducation des enfants ou encore au fait que les métiers dits féminins sont moins bien payés. Lors de nos discussions, les langues se sont déliées et nous avons aussi évoqué les discriminations dont beaucoup d’entre nous sont victimes en tant que vieilles femmes.
Pensez-vous que le mouvement va prendre?
J’en suis convaincue! L’ampleur de la mobilisation est plus grande qu’en 1991, elle touche plus de couches de la société. Cela dit, ce sera sans doute plus difficile pour les femmes aujourd’hui de faire grève, vu les attaques formulées par la droite patronale. Reste encore à espérer que la météo soit clémente. En 1991, cela avait énormément joué en notre faveur: on avait le soleil et il ne faisait ni trop froid ni trop chaud.
A quelle place devront être les hommes ce jour-là?
En soutien des femmes. Ils peuvent préparer les sandwichs pour les pique-niques ou encore garder les enfants pendant la manifestation. C’est dommage que les médias s’attardent autant sur ce sujet, jusqu’à créer la polémique. Les femmes s’organisent entre elles pour défendre leurs droits et leurs libertés, comme les féministes l’ont toujours fait: il n’y a rien de nouveau sous le soleil! Ce n’est pas un mouvement contre les hommes mais contre le système patriarcal, et contre le capitalisme en général.
Quel avait été leur rôle en 1991?
A cette époque, les syndicats étaient des bastions d’hommes. En tant que femmes, nous étions minoritaires, on nous coupait la parole sans arrêt. On nous reprochait de dépenser trop d’argent. Les hommes ont voulu prendre les choses en main, nous avons dû nous battre contre les directions syndicales pour pouvoir être au front. Et le jour de la grève, certains sont allés dans les magasins pour distribuer des chaises aux vendeuses. C’était attendrissant. Lors de la manifestation du 14 juin, nous avions laissé la parole à un seul homme, qui était papa au foyer.
En 1991, le mouvement a été impulsé par les syndicats et les travailleuses. Comment s’était passée la fusion avec les associations féministes?
En effet, il y a 28 ans, ce sont clairement les commissions Femmes des syndicats qui ont mené la mobilisation. Les associations féministes se sont jointes au mouvement, notamment celles nées après l’éclatement du Mouvement de libération des femmes (MLF).
Aujourd’hui, ce sont encore les syndicats qui ont donné le coup d’envoi, et ils ont très vite été rejoints par des associations de femmes, traditionnelles ou très récentes, et des initiatives individuelles.
A-t-on fait du sur-place entre 1991 et 2019?
On ne peut pas nier qu’il y a eu des avancées, notamment dans les mœurs. En 1991, nous exigions une Loi d’application du principe constitutionnel d’égalité: nous l’avons eue. Mais on s’est rapidement rendu compte que faire appliquer cette loi était extrêmement ardu. Les employeurs arrivent toujours à justifier les inégalités salariales entre hommes et femmes, tout comme le harcèlement est toujours difficile à prouver. Concernant le congé maternité, il a aussi été obtenu, il faudrait maintenant mettre en place un congé parental. Des crèches ont été construites, certes, mais pas encore assez. Ce sur quoi nous avons échoué dans le passé, c’est l’interdiction du travail de nuit pour les femmes...
Pensez-vous que, cette fois, l’égalité sera enfin obtenue?
Il faudra un suivi très ferme. La grève du 14 juin devra être le temps fort d’une mobilisation qui s’inscrit dans la durée, il ne suffira pas de défiler une seule fois. En 1991, le Collectif a poursuivi ses activités pendant une douzaine d’années.
Quelles sont les différences entre les deux grèves?
En 1991, les femmes avaient neuf revendications essentiellement focalisées sur le travail, notamment l’égalité salariale, la lutte contre le harcèlement sexuel au travail, la création de places de crèche, la réduction du temps de travail ou encore le partage des tâches domestiques. Les thématiques du corps, du genre et de liberté sexuelle n’étaient pas du tout abordées. En 2019, le mouvement est beaucoup plus large. On assiste à une mondialisation du féminisme, notamment grâce à l’extraordinaire mouvement #MeToo. On intègre les problématiques des sexualités minoritaires et aussi celles des femmes migrantes. C’est ainsi qu’on arrive à 19 revendications centrales.
Le mouvement étant plus complexe, il est aussi plus conflictuel. Si les choses s’étaient facilement mises en place en 1991, les rivalités sont plus présentes aujourd’hui entre les syndicats, les partis politiques et les egos de chacune…
Enfin, sur la forme, le mouvement s’est professionnalisé, avec un staff très organisé et très compétent. Sans oublier les questions techniques, à l’image des réseaux sociaux, qui sont révolutionnaires. Même au début des années 1990, c’était très artisanal.
Vous tenez également à lier féminisme et écologie…
La préparation des repas, les courses et les tâches ménagères étant encore principalement du ressort des femmes, ce sont elles qui portent les efforts en matière d’environnement: manger moins de viande, consommer bio ou encore acheter des produits d’entretien plus responsables. Pour moi, les deux combats vont de paire, on peut parler d’écoféminisme. Cette grève du 14 juin aura pour objectif d’exiger le partage de la charge mentale mais aussi de la charge écologique.
Quel message adresseriez-vous aux femmes qui hésitent à se mobiliser?
Il nous reste encore beaucoup à faire pour obtenir l’égalité et le respect de nos libertés en Suisse. Les femmes sont encore trop souvent houspillées et violentées. C’est un combat qui en vaut vraiment la peine. Et puis, les luttes féministes permettent de rassembler les femmes, de rencontrer des personnes inspirantes, pleines de courage et de dynamisme, de travailler ensemble, de réussir ensemble et de construire de profondes amitiés.
Militante de la première heure
D’où vient votre engagement féministe?
Je suis née à une période où les filles n’étaient pas gâtées. A l’école, le programme était différent: les filles faisaient de la couture pendant que les garçons jouaient au foot. Cela me mettait hors de moi. Je voulais être un mec; d’ailleurs, je me faisais appeler Marius. J’avais le sentiment que d’être garçon était mieux et, surtout, plus facile. Le seul avenir que ma mère projetait pour moi était de devenir épouse, puis mère. C’est ainsi que je suis passée directement de chez mes parents au mariage, à 23 ans. Se marier, c’était surtout un prétexte pour pouvoir faire l’amour librement.
Quel est votre parcours militant?
Je n’oublierai jamais la lecture, à l’adolescence, du Deuxième sexe, de Simone de Beauvoir. Quand est apparu le MLF, c’était pour moi une évidence de l’intégrer. Quand le mouvement a commencé à se spécialiser puis à se professionnaliser, j’allais d’un groupe à un autre, à la recherche de l’esprit de départ du MLF: passionné, radical et plein d’humour. Et je dois dire que j’ai retrouvé cette fantaisie dans le 14 juin 1991.
Comment avez-vous pu coupler travail et engagement?
Après des débuts de journaliste à Zurich, un milieu très machiste où j’ai été victime de harcèlement sexiste sans que le mot n’existe à l’époque, j’ai été embauchée en 1974 à Genève en tant que psychologue à l’Office d’orientation et de formation professionnelle. J’aidais des femmes à entrer sur le marché de l’emploi, motivées par l’indépendance financière ou l’épanouissement dans le travail. Avec, entre autres, des copines du MLF, nous avons créé un centre spécialisé pour ces femmes qui voulaient retravailler. J’ai aussi milité en faveur des bourses d’études pour les femmes adultes.
Tous les jours, je voyais des filles se diriger vers des métiers dits féminins, et pareil pour les garçons. Avec un groupe de travail romand, nous avons essayé d’infléchir ces automatismes, notamment en bataillant pour obtenir un langage épicène. Et les femmes qui avaient réussi à intégrer un milieu masculin étaient souvent maltraitées: tous ces témoignages en trente ans de carrière n’ont fait que renforcer mes convictions féministes. En 1991, je faisais partie de la Commission femmes du SSP, l’un des moteurs de la grève.
Quels sont vos modèles dans le milieu féministe?
Je pense à mes camarades du MLF, surtout à celles qui ont été parmi les premières à assumer leur homosexualité. C’était extrêmement courageux. Christiane Brunner est aussi un grand exemple de la lutte féministe en Suisse, tout comme Ruth Dreifuss, la première présidente de la Confédération. J’aimerais aussi rendre hommage à Jacqueline Berenstein-Wavre, socialiste genevoise qui s’est battue pour les droits des femmes: elle incarnait un féminisme traditionnel et institutionnel qu’on rejetait à l’époque, mais avec le recul, il faut admettre qu’elle a joué un rôle central dans le féminisme avec ce fameux article 4 de la Constitution.