Le Qatar est en train de se réinventer. Comme émirat du sport, comme haut lieu touristique et Mecque de l’art. Reportage syndical au pays où les scheiks se font bâtir un nouvel Etat par les migrants
Article publié dans Work, traduction de Sylvain Bauhofer.
Le bouchon routier se résorbe. Naseem* accélère. La voiture se déplace tantôt à 50, 80 ou 100 km à l’heure. Le goudron est aussi sombre que s’il avait été refait la veille. Le paysage défile: de petits parcs, la corniche aménagée pour les promeneurs et le port. Tout est impeccablement entretenu, mais on n’y voit pas âme qui vive. «La chaleur», explique notre guide pour la journée, Mila*, d’origine philippine. Il fait 36 °C dehors, même en automne. Difficile de respirer sous cette fournaise. Les seules personnes qu’on aperçoit sont là par obligation.
Première scène: WESTBAY
Naseem bifurque et s’arrête à Al Bidda et à Westbay. Le centre névralgique du Qatar est dominé par la Doha Tower, surnommée la tour phallique. Mila rit: «Regardez, c’est évident.» Ainsi, un pénis de 232 mètres de haut et de 46 étages se dresse au cœur de l’Etat du Qatar.
Dans cette contrée recouverte de sable il y a encore quelques années seulement, on découvre aujourd’hui des ministères et des banques, des sièges de groupes immobiliers et d’organisations commerciales. Car le Qatar a multiplié les prises de participation: chez Credit Suisse et la Deutsche Bank, chez le géant des matières premières Glencore et la société pétrolière russe Rossneff, chez VW, Porsche et Siemens, sans oublier l’hôtellerie de luxe helvétique, à l’instar du Bürgenstock aux portes de Lucerne et du Schweizerhof à Berne.
Bien que quatre fois plus petit que la Suisse, le Qatar est omniprésent: le fonds souverain qatari aurait investi 320 milliards de dollars dans le monde. Le produit intérieur brut par habitant avoisine 125 000 dollars. Personne n’est aussi riche ailleurs. Le pétrole et le gaz naturel ont fait la prospérité de cet Etat lilliputien. Pour éviter de disparaître le jour où ces sources tariront, le Qatar se réinvente. Le concepteur de sa stratégie de diversification est Tamim bin Hamad Al Thani, émir et autocrate. Il vise à faire du Qatar une destination touristique internationale. Et de Doha la capitale mondiale du sport.
Quelque 220 milliards de dollars sont actuellement injectés dans ce projet – appartements de luxe pour étrangers fortunés, routes et réseau ferroviaire, huit stades de football, et même une ville entière: Lusail City, où le coup d’envoi de la Coupe du monde de football sera donné, le 21 novembre 2022.
L’Emirat veut en imposer à l’étranger. Mais son image est écornée: les récits d’accidents de travail mortels, de conditions de logement indignes ou de passeports injustement saisis font la une des médias (voir encadré).
Deuxième scène: KATARA – THE PEARL
Après Westbay, la visite se poursuit vers l’ouest, où des ouvriers en tenues fluorescentes s’affairent dans le désert. Des Népalais et des Bangladais, des Indiens et des Pakistanais. Un casque sur la tête, un chiffon humide devant la bouche. Ils construisent les projets de luxe du Qatar, pour un salaire quotidien de six francs.
A commencer par Katara, le quartier dédié à la culture. Soit 100 hectares de faste. Berceau du Festival du film de Doha et du Prix du roman arabe. On y découvre des galeries et un opéra. Un amphithéâtre de marbre et un centre commercial dédié aux enfants. Bâti comme un immense paquet cadeau rouge orné d’un ruban doré. La publicité parle d’une vie trépidante. En réalité, on n’y voit que quelques petites voiturettes de golf blanches circulant à vide. Devant un restaurant chic italien se tient un seul individu, en habit blanc traditionnel avec un turban blanc et une barbe soignée: c’est le premier indigène rencontré, un Qatari.
La guide Mila explique plus loin: «la plupart des Qataris dorment toute la journée.» Sur les 2,7 millions de personnes vivant au Qatar, seules 300 000 possèdent la citoyenneté qatarie. Les autres sont des migrants originaires d’Inde et du Népal, du Bangladesh ou du Pakistan. Des Philippines et toujours plus d’Afrique de l’Ouest. Or récemment encore, cette main-d’œuvre indispensable à l’économie locale n’avait pas le droit de quitter le pays sans autorisation. Tant qu’elle était sous contrat de travail. Soit en règle générale pendant 2 à 5 ans, selon le système de la kafala. Les syndicats ont longtemps critiqué cette mise sous tutelle des migrants, qualifiée d’esclavage moderne. Les autochtones en profitent. «Ils n’ont pas besoin de travailler», explique Mila. Et quand ils le font, ils sont fonctionnaires ou CEO. Il s’agit d’une fonction alibi, si l’on pense que récemment encore, les entreprises souhaitant réaliser des affaires au Qatar devaient embaucher un co-chef local.
Les Qataris sont de toute façon riches. L’Etat veille sur eux – instruction gratuite, soins médicaux payés dans le pays et à l’étranger, absence d’impôts. L’Etat encourage aussi la natalité. Mila raconte une anecdote: «Quand une famille a un garçon, elle reçoit une parcelle de terrain et une Land Rover.» Et si c’est une fille? Mila rit en répondant: «on les considère ici comme de moindre valeur.»
Naseem s’engage sur le Pearl Boulevard. La Perle du Qatar est une île artificielle, construite à la pointe nord-est de Doha. Un quartier huppé doté de marinas pour yachts, de gratte-ciels aux fenêtres arquées, de rangées de maisons colorées et de ponts vénitiens. Des ouvriers en tenues jaunes et vertes lavent les vitres et balaient les chemins. Ce sont des migrants qui préparent ce quartier. Pour la nuit, quand la jeunesse dorée qatarie débarquera au volant d’une Ferrari ou d’une Porsche.
Troisième scène: CORNICHE
Il y a moins de luxe de l’autre côté de la baie. Le soir tombe, les pêcheurs discutent au port, où souffle une légère brise venant du golfe. La corniche, soit la promenade de sable s’étirant sur sept kilomètres, commence à s’animer. On y voit surtout des hommes, des ouvriers ayant fini le travail. Leur vie sociale se déroule sur la corniche, où ils peuvent déambuler sans rien avoir à dépenser.
Douze hommes jouent au ballon. Ayub* et Sayan* se baladent près de là. Ils ont un visage juvénile et une barbe clairsemée. Tous deux au début de la vingtaine, ils sont originaires du Népal, où 40% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Ils sont venus au Qatar, dans l’espoir d’y trouver du travail et un salaire. Or ils se retrouvent dans un trois pièces, qu’il leur faut partager avec 30 autres hommes.
Mubarak*, assis un peu plus loin sur un muret, n’est guère mieux loti. Il est plus âgé et se débrouille avec des petits boulots. Tantôt maçon, tantôt peintre en bâtiments. Une chose est sûre: il n’y a ni pauses ni distribution d’eau potable sur les chantiers. Malgré des températures frôlant les 50 °C en été.
«Je suis là depuis 16 ans», raconte-t-il. Il n’a vu sa fille qu’une seule fois. Ses visites à la maison, au Bangladesh, se comptent sur les doigts d’une main. Car chaque voyage coûte de l’argent, dont sa famille peut faire un meilleur usage. Pour gagner davantage, Mubarak prend des risques. Après avoir eu un contrat de travail fixe, il est à l’affût de mandats. C’est illégal. Quiconque travaille au Qatar doit être lié à un employeur. S’il se fait pincer, il risque une expulsion. Mais Mubarak assume ce risque – pour quelques riyals qataris supplémentaires de salaire journalier qu’il parvient à négocier. Et par amour de la liberté. Celle d’habiter en ville par exemple. Et de se balader le soir sur la corniche, à l’heure où les ouvriers du bâtiment s’agglutinent en bordure de route. Leur casque et leur veste fluorescente sous le bras, ils y attendent le bus qui les conduira dans le désert. Dans un de ces baraquements où ils sont des milliers à s’entasser. Pendant non pas des mois, mais des années. Les plus chanceux ont Internet, pour téléphoner à leur famille. Les autres se réfugient dans le sommeil, avant la reprise du travail sous le soleil brûlant. Pour bâtir l’avenir radieux du Qatar.
*Prénoms d’emprunt.