Le monde du travail noyé dans la deuxième vague?
La contamination en milieux professionnels est passée sous silence, comme si le virus ne franchissait pas la porte des entreprises
Avec le télétravail et le port du masque obligatoires, ainsi que des mesures en faveur des travailleurs vulnérables, le Conseil fédéral s’est décidé la semaine dernière à renforcer la protection sur les lieux de travail. Enfin. Depuis le début de cette seconde vague, les contaminations au SARS-CoV-2 dans le monde du travail ont constitué comme un «trou noir de la politique sanitaire», comme l’a fait remarquer Le Courrier au mois de décembre.
«On a le sentiment que la question des contaminations dans le domaine professionnel est écartée des débats», note François Clément, membre de la direction du secteur construction d’Unia et responsable santé et sécurité pour le gros œuvre. «On peut se poser des questions sur les mesures qui ont été prises jusque-là: les établissements publics ont été fermés, mais on n’a pas fait grand-chose en ce qui concerne les lieux de travail, il y a eu très peu de contrôles, alors qu’il apparaît évident qu’on aurait pu réduire ainsi drastiquement le nombre de contaminations. Dès le début de la deuxième vague, comme lors de la première, nous avons dit qu’il fallait les mettre en place, mais nous n’avons malheureusement pas été écoutés.»
Si durant la première vague, on a beaucoup parlé du personnel en première ligne, applaudi chaque soir au balcon, le monde du travail semble avoir été oublié lors de la deuxième. Faute de données révélatrices? En août et en octobre, l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) avait communiqué aux médias des chiffres sur les lieux de contaminations. Le travail ne comptait que pour 10% à 14% des infections, selon les cantons, contre environ 30% pour le cercle familial plus facilement traçable. Cependant dans près de 40% des cas, les informations faisaient défaut.
Manque de données fiables
Sollicité par L’Evénement syndical, l’OFSP se refuse aujourd’hui à communiquer ces données qui recoupent les déclarations transmises par les médecins, les établissements hospitaliers et les laboratoires. «Les statistiques à disposition de l’OFSP ne permettent pas de fournir d’analyse pertinente sur les lieux présumés d’infections. De manière générale, il est difficile pour une personne testée positive d’identifier le lieu où celle-ci a pu être infectée», justifie le porte-parole de l’OFSP, Grégoire Gogniat, pour qui le travail de traçage des cantons pourrait donner une meilleure indication. «Nous, nous ne disposons toutefois pas encore de données statistiques suffisantes», précise le communicant, qui souligne que «dans la situation actuelle, avec une circulation élevée du virus, les gens peuvent être infectés partout, surtout dans les espaces fermés où les mesures de protection ne sont pas respectées».
«Les données à disposition doivent être mises en relation avec le grand nombre d’infections dont leur lieu d’origine est inconnu. Il se pourrait très bien que ces infections résultent aussi des places de travail», constate Christine Michel, responsable Unia pour la santé au travail, qui pointe aussi le manque de liaison entre médecin cantonal et inspection du travail chargée de contrôler les mesures de protection. «Nous ne savons d’ailleurs pas non plus combien de contrôles de mesures Covid les cantons effectuent et comment ils choisissent leur lieu d’intervention. Plus d’informations et plus de collaboration entre les autorités seraient nécessaires pour pouvoir tirer les conclusions justes.»
Chez nos voisins français, où l’inspection et la médecine du travail sont plus développées et l’Etat sans doute moins libéral, on sait qu’entre un quart et un tiers des infections, suivant les départements, ont lieu en milieu professionnel.
120 cas chez Rolex en deux semaines
Comment serait-il possible que, dans notre pays, le virus s’arrête à la porte des entreprises? A Genève, Unia a eu accès à la liste des absences chez Rolex et a pu recenser, au plus haut de la vague, 120 cas positifs en deux semaines. Le syndicat a saisi l’Office cantonal de l’inspection et des relations du travail. «Des ateliers de quinze travailleurs comptaient trois ou quatre malades sans mise en quarantaine des personnes en contact, ce qui provoquait beaucoup de stress, explique Alejo Patino, secrétaire syndical d’Unia Genève. La direction nous a répondu que le médecin cantonal est le seul habilité à mettre en quarantaine et que le télétravail n’est pas dans la culture de l’entreprise. Des salariés ne comprenaient pas pourquoi on leur refusait leur demande de télétravail alors qu’ils vivent avec des personnes vulnérables.» Le travail à domicile était pourtant conseillé par Berne depuis l’automne. Il est désormais obligatoire.
Des mesures et des contrôles
Mais tous les métiers ne peuvent s’exercer à la maison. «Il est donc essentiel que, d’une part, de bonnes mesures de précaution soient mises en place et, d’autre part, qu’elles soient contrôlées, juge Christine Michel. Les autorités ont délégué l’élaboration et la mise en place des plans de protection aux entreprises, il devrait y avoir plus d’obligations. Et, comme nous l’avons souvent dit, nous ne disposons pas d’assez d’inspecteurs. Si l’on prend le cas des restaurants, par exemple, il faut aussi porter l’attention sur les personnes qui travaillent et pas seulement aux clients et à la distance entre les tables. Entre la première et la deuxième vague, l’attention s’est déplacée du monde du travail au cercle privé, à la famille, aux loisirs. Mais il ne faut pas oublier que, partout où l’on pratique des loisirs, il y a aussi des gens qui travaillent, comme dans les stations de ski.»
François Clément abonde dans son sens: «Aujourd’hui, il n’y a guère de contrôles, personne ne passe sur les chantiers. On constate certes que la plupart des entreprises essaient d’être en ordre, le niveau d’hygiène est plus élevé que la normale, les toilettes sont propres, ce qui est inhabituel, mais tout cela reste en deçà de ce que nous avons connu en mars. Nous aurions besoin de directives claires. Je crois qu’il est préférable d’avoir des mesures contraignantes, mais connues à l’avance, que d’en changer régulièrement. C’est le rôle des cantons d’envoyer sur les chantiers des inspecteurs bien formés munis de check-lists. Ils peuvent s’appuyer sur les partenaires sociaux, qui connaissent bien les chantiers. C’est ce qu’a fait l’Argovie en intégrant les partenaires sociaux. Le Jura, de son côté, a augmenté le personnel pour les contrôles et donné aux contrôleurs la possibilité de fermer les chantiers. Cela montre que c’est possible.»