Soutenus par Unia, des salariés dénoncent les conditions de travail délétères qui règnent dans la manufacture de haute horlogerie genevoise
Dans l’horlogerie genevoise, jusqu’à présent, on débutait chez Rolex et, si on était bon, on terminait sa carrière chez Patek Philippe. Aujourd’hui, on assiste au mouvement inverse: des horlogers qui assemblaient les célèbres complications frappées de la croix de calatrava passent à la marque à la couronne… L’anecdote nous est livrée par Michel*. Avec six autres collègues ou anciens salariés de Patek Philippe, ce travailleur a témoigné la semaine dernière devant les médias du calvaire vécu entre les murs de la manufacture de haute horlogerie de Plan-les-Ouates. «C’était mon rêve de rejoindre Patek, mais dès le premier jour, j’ai rencontré des problèmes», témoigne Gabriela*. La jeune femme explique avoir été le souffre-douleur d’un groupe de collègues. «Je me suis dit que la meilleure solution était de ne pas m’occuper d’eux et de bien faire mon travail. J’avais de bons résultats, mais je suis devenue encore plus une cible, j’ai été accusée de tricherie. Au bout de quelques années, mon corps a lâché et j’ai fait un malaise.» Elle se retrouve en «dépression sévère» et en arrêt maladie.
«Chaque occasion était bonne pour l’agresser, confirme Antonio*, son ancien chef d’atelier présent à ses côtés pour témoigner. Comme j’ai vu que mon responsable ne faisait rien, je suis intervenu auprès des ressources humaines.» Mal lui en a pris. Le lanceur d’alerte se voit reprocher d’avoir mal géré le cas, on veut le déplacer et modifier son contrat, il refuse et perd son emploi.
«On m’a licenciée devant tout le monde»
Cela semble une constante chez Patek Philippe: les collaborateurs qui signalent des problèmes sont mis à l’écart, sanctionnés, voire licenciés. Trois jeunes femmes d’un autre atelier peuvent en témoigner. «Nous avons subi des surcharges de travail importantes, on nous en demandait toujours plus, cela devenait difficile physiquement et moralement», relate Carla*. Les horlogères prennent alors contact avec la commission du personnel. «Nous avons écopé d’une lettre d’avertissement, nous devions arrêter de contacter la commission, mais la pression n’a pas cessé. Nous avions de bons taux de rendement, ce n’était cependant jamais suffisant pour le chef», poursuit Louise*, sa collègue. Jusqu’au jour où les ressources humaines se décident à organiser un «360 degrés», soit une réunion où le personnel assis en rond est invité à s’exprimer librement. Carla reprend la parole: «Un collègue m’avait conseillé de ne pas parler… J’ai parlé.» Résultat, peu après la séance, on viendra la chercher dans son atelier en lui demandant de prendre ses affaires. «C’était l’heure de la pause de l’après-midi, on m’a humiliée en me faisant défiler devant tout le monde le long du couloir de 180 mètres.» Sa photo sera encore affichée dans le couloir avec l’indication qu’elle a été licenciée pour ne pas avoir respecté les règles… «Ce qui est terrible, c’est qu’ils nous mettent en confiance et, si nous évoquons des problèmes, ils nous licencient en nous reprochant de ne pas respecter les valeurs de Patek. Résultat, les gens n’osent plus parler, ils ont peur», s’indigne Chloé*, la troisième collègue.
«J’ai subi des agressions racistes»
Quelles sont ces valeurs que l’entreprise entend cultiver? Elles sont au nombre de cinq, répondent les travailleurs: la qualité, la coopération, l’engagement, l’ouverture au changement et le respect…
Le respect, parlons-en. «J’ai subi des agressions à répétition à caractère raciste et islamophobe de la part de collègues», assure Ali*. Le salarié signale l’affaire à la hiérarchie, qui ne trouve rien de mieux que de le renvoyer à la maison… le temps de mener une enquête. Deux semaines plus tard, on le rappelle et il découvre alors que celle-ci débouche sur un avertissement à l’ensemble de l’équipe… lui compris. Il refuse de signer, il est licencié. Unia demandera en vain sa réintégration, son affectation dans un autre service ou un départ à l’amiable. «La discrimination raciale n’a pas été comprise ou prise en sérieux par Patek. Il y a eu plusieurs manquements dans la manière de gérer cette situation à l’interne. Suspendre un salarié victime de racisme dans le cadre d’une enquête est inacceptable», souligne Emma Lidén, juriste d’Unia Genève. Trois autres cas de racisme ont été portés à la connaissance du syndicat.
«L’altruisme n’est plus de mise dans l’entreprise, il faut courber l’échine et obéir. Nous sommes beaucoup à souffrir de cette situation, qui est devenue invivable», indique Michel. Lui aussi a tenté de rapporter des problèmes de mobbing. Désormais, il se tait. «Par crainte d’un avertissement ou d’un licenciement, je ne dis plus rien.»
Des licenciements, Unia en a dénombré une douzaine. «Toujours au prétexte du non-respect des valeurs de l’entreprise», ajoute Alejo Patiño, secrétaire syndical. Et nombreux sont ceux qui partent d’eux-mêmes. «Les conditions de travail dans l’horlogerie sont en général difficiles, mais là, cela dépasse tout ce que nous avons pu voir.»
«Nous sommes face à un mur»
«Toutes les propositions que nous avons faites ont été refusées.» Mandaté par des salariés, le syndicat n’a eu d’autre choix que de saisir, en décembre passé, l’Office cantonal de l’inspection et des relations du travail (OCIRT). Ce dernier, après avoir mené sa petite enquête, a constaté que des «pratiques managériales et des lacunes en matière de prévention des risques psychosociaux» ont un «impact sur la santé du personnel» de Patek Philippe. Des mesures de mise en conformité ont été demandées par le service au mois de mars. Dans une communication aux employés datant d’avril, le directoire de la société a dit vouloir «assurer un environnement sain, respectueux et positif pour tous ses collaborateurs». Des formations pour prévenir les situations sont prévues et la direction «encourage à parler et à agir». «Que vous soyez la cible de harcèlement ou témoin, nous vous soutiendrons dans votre démarche», affirme-t-elle. Après tout ce qui s’est passé, les dirigeants devront toutefois en faire beaucoup plus pour regagner la confiance de leurs collaborateurs.
Unia et les salariés qui ont mandaté le syndicat les invitent à une véritable prise de conscience et à mettre en œuvre sérieusement les recommandations de l’OCIRT. Le syndicat va continuer à suivre la procédure engagée par l’Inspection du travail. Parallèlement, une plainte pénale pour discrimination raciale a été déposée, ainsi que deux recours aux Prud’hommes pour licenciement abusif. D’autres pourraient suivre.
Carla est pour l’heure sans travail: «J’ai fini en burn-out, je suis aujourd’hui suivie et j’essaie de me reconstruire et de retrouver confiance en moi, je ne me sens pas encore capable de rechercher un emploi.» Antonio, lui, a un nouveau boulot: «A 52 ans, je me retrouve opérateur et temporaire.» Quant à Chloé, elle est toujours dans la boîte, après être passée, elle aussi, par une dépression: «La procédure de l’OCIRT n’a eu pour le moment aucun impact, nous sommes face à un mur, j’espère que cette médiatisation provoquera un changement.»
*Prénoms d'emprunt.
Les licenciements sont opérés «de la façon la plus humaine possible»
Au lendemain de la conférence de presse d’Unia, le directoire de Patek Philippe a réagi en envoyant une communication à l’ensemble du personnel. «Certains collaborateurs ont en effet été licenciés pour non-respect de nos valeurs», reconnaît l’organe de direction, toutefois, «aucun n’a jamais été licencié pour avoir alerté l’entreprise sur des situations de harcèlement». «Un licenciement est une décision difficile», qui requiert l’aval du responsable de division et des RH, ainsi que du directoire, et qui est mené «de la façon la plus humaine possible». Au sujet du cas de racisme, la direction explique avoir procédé à une «longue et minutieuse enquête interne» pour parvenir à la conclusion qu’«une petite équipe avait effectivement dysfonctionné et a donc fait l’objet d’un avertissement. Le plaignant a choisi de ne pas adhérer au plan d’amélioration proposé à tout le groupe et, surtout, ne s’est pas présenté à son poste de travail: voilà la raison de son licenciement.»
L’Evénement syndical a voulu interroger la société, mais son service de presse, sollicité, n’a pas retourné notre appel. Dans Le Temps, le patron de la marque horlogère, Thierry Stern, a accusé Unia d’instrumentaliser la souffrance des travailleurs: «Le syndicat a toujours voulu s’imposer dans notre entreprise et je le soupçonne d’utiliser ces cas pour le faire.» Réponse d’Alejo Patiño: «Nous voulons être implantés dans toutes les entreprises, pas plus chez Patek qu’ailleurs. Nous avons été poussés à intervenir par la multitude de travailleurs qui nous ont contactés et parce que la responsable des RH n’est entrée en matière sur rien. Bien que signataire de la Convention collective de travail, Patek n’a pas l’habitude du partenariat social. Lorsqu’il a fallu remplacer notre délégué syndical, la candidate que nous avons proposée a été refusée sous prétexte qu’elle avait reçu un avertissement six ans en arrière. Aujourd’hui, la Convention collective n’est pas respectée, nous ne pouvons pas nous rendre dans l’entreprise et on nous a même menacés d’une plainte pour violation de domicile alors que nous étions entrés sur le parking pour tracter.» A la suite de la conférence de presse, l’association patronale de la branche a informé Unia qu’elle tenterait une démarche de médiation. «Nous sommes ouverts au dialogue», promet le secrétaire syndical.
Trente salariés s’adressent à Unia
La dénonciation d’Unia a fait grand bruit dans le landerneau de l’horlogerie genevoise, elle a été beaucoup commentée sur les réseaux sociaux. Et en deux jours seulement, une trentaine de salariés de Patek Philippe ou d’anciens collaborateurs ont pris contact avec le syndicat par téléphone, par courriel ou en se présentant spontanément dans ses locaux. «Tous les témoignages rapportent les mêmes faits: des cas de mobbing et de harcèlement, parfois graves, et toujours cette façon de nier et de ne pas traiter les problèmes, explique Alejo Patiño. Nous ne nous attendions pas à autant de réactions. Nous réfléchissons aux suites que nous pourrions y donner.»
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