La semaine dernière, opposés à la détérioration de leurs conditions de travail, des livreurs de la plateforme suisse de livraison ont lancé une grève à Yverdon et à Neuchâtel
Frais de déplacement sous-estimés, pénalités arbitraires, gestion opaque des pourboires, consignation du temps de travail déficiente, les employés de Smood en ont assez. Sans compter une nouvelle organisation du travail génératrice de stress, de pression et de mise en concurrence des travailleurs. Depuis début septembre, la planification ne se fait plus de mois en mois entre les travailleurs et leurs chefs, d’un commun accord, mais par des shifts au jour le jour - soit de courtes tranches horaires que chacun doit choisir sur son téléphone portable. Ce système a été décidé unilatéralement par la direction, et mis en application deux jours après avoir été communiqué. Cela s’apparente à du travail sur appel, synonyme de pression constante, de notifications sans fin et d’une mise à disposition permanente. Ce nouveau modèle, qui plus est opaque et générant de nombreuses erreurs comptables, a déclenché la révolte. D’abord à Yverdon, où une quinzaine de travailleurs sur une vingtaine ont pris contact avec le syndicat Unia pour décrire le durcissement de leurs conditions de travail et démarré un piquet de grève le 2 novembre. Puis à Neuchâtel, deux jours plus tard, avec là aussi une grande majorité des employés.
Flexibilisation à outrance
«C’est un peu la guerre. On doit prendre les horaires le plus vite possible. Avant, je pouvais m’organiser sur trois jours. Depuis septembre, je travaille sept jours sur sept. Je n’ai plus de vie sociale», témoigne une étudiante à Yverdon lors de la première soirée de grève. Les horaires sont éclatés et le plein-temps devient impossible. «Chaque jour, à 4h20 du matin, je me réveille pour prendre mes shifts, pour éviter d’être coincé. Le système ne marche pas bien, témoigne un livreur de Neuchâtel, venu soutenir ses camarades d’Yverdon. Cela fait 14 jours de suite que je travaille pour faire mes heures.»
«Les travailleurs sont pris en otage. Il est urgent de sortir de ce système d’exploitation», résume Aymen Belhadj, secrétaire syndical transport et logistique d’Unia Vaud. «Ce n’est pas tolérable que des personnes ayant des familles à nourrir ne sachent plus ce qu’elles vont toucher à la fin du mois», renchérit Manuella Marra, secrétaire syndicale d’Unia Neuchâtel.
Des femmes, des hommes, de tous âges et à des taux d’occupation disparates, travaillent pour la plateforme suisse de livraison de repas à domicile pour le compte de restaurants, de fast-foods, de boulangeries… Dans certains cantons, Smood livre aussi Migros. Le géant orange est d’ailleurs l’un de ses principaux actionnaires et siège au conseil d’administration. Unia lui demande donc de «prendre ses responsabilités et de faire pression sur son partenaire stratégique pour qu’il mette fin à ces conditions de travail indignes, et accepte de s’asseoir à la table des négociations».
Opacité
A Yverdon, sur le piquet de grève, le ras-le-bol est perceptible. Les employés, remontés, témoignent devant les caméras. Et qu’importent les potentielles sanctions. Jérôme, lui, a déjà décidé de quitter la boîte: «J’avais un 100%. Le manque de respect de nos chefs et la pression morale sont insupportables.»
Depuis plusieurs mois, des heures de travail disparaissent des décomptes. «Ce mois, il m’a manqué 50 heures, le mois précédent, une dizaine, et ce n’était pas la première fois», souligne Renan. «Je suis allé voir nos managers à Lausanne, puis à Genève. Ils m’ont expliqué que c’était un bug informatique. Mais je me bats pour des heures manquantes depuis fin 2020 déjà.»
Les salaires mentionnés à Yverdon se montent à 19 francs brut l’heure; 19,90 francs à Neuchâtel, soit le salaire minimum.
Les frais de déplacement sont remboursés 2 francs par heure pour la grande majorité des salariés qui doivent utiliser leur véhicule privé et peuvent effectuer jusqu’à plus d’une centaine de kilomètres par jour. Seules quelques Smart sont mises à la disposition de certains livreurs. «Nous ne savons pas sur quels critères, certains ont une voiture de la société à disposition, d’autres pas», relate Aymen Belhadj.
«Je me suis acheté un scooter exprès pour ce boulot», explique un livreur. A ses côtés, une jeune travailleuse ajoute: «Je loue une voiture, 300 francs par mois. Je paie encore le parking 80 francs, sans compter les frais d’essence… Un collègue utilise son vélo, d’autres leur scooter, mais on peut être envoyé assez loin pour les commandes.»
Pénalités
Le manque de transparence est aussi dénoncé quant à la rétrocession des pourboires, qui ne sont plus indiqués sur les fiches de salaire, ainsi qu’au paiement des vacances.
Les pénalités, elles, peuvent être lourdes. «Un jour, je me suis trompé entre deux clients. Celui qui s’est plaint a été remboursé et a pu manger le plat quand même, alors que, pour ma part, j’ai été pénalisé à hauteur de 41 francs», raconte Jérôme. «Si on renverse une boisson, s’il y a du retard, si le plat est froid, c’est nous qui payons, dénonce Renan. Et si on râle, Smood nous dit que beaucoup d’autres personnes sont prêtes à prendre notre place.»
«Depuis le piquet de grève à Yverdon, des livreurs lausannois sont poussés à venir travailler dans le Nord vaudois moyennant certaines pressions comme celles de se voir retirer le droit à une voiture de fonction» s’insurge Roman Künzler, responsable national de la branche transport et logistique d’Unia. Le syndicat dénonce également l’appel à des entreprises de travail temporaire pour remplacer les grévistes, ce qui est interdit par la CCT de location de services. Au moment de la mise sous presse de L’Evénement syndical lundi, d’autres régions dont Nyon étaient prêtes à se mobiliser, après avoir déjà déclaré leur soutien aux grévistes yverdonnois et neuchâtelois. Smood refusait toujours de recevoir une délégation de travailleurs.
Les principales revendications des livreuses et des livreurs
Le rétablissement de l’ancien système de planification et que celle-ci soit plus respectueuse.
La transparence sur les décomptes des heures travaillées et des indemnités vacances.
Le défraiement correct des transports, principalement lors de l’utilisation du véhicule privé.
L’indemnisation des frais de téléphone et d’entretien des vêtements de travail.
La fin des pénalités abusives.
Une distribution équitable des pourboires.
Une augmentation des salaires, et une majoration pour le travail de nuit (dès 22h) et le travail du dimanche.
Refus du dialogue social
Pour parler de ces conditions difficiles, Unia a envoyé plusieurs courriers, sans obtenir de réponse satisfaisante, à la direction de Smood. Cette dernière a refusé de rencontrer une délégation de travailleurs. Dans sa missive datée du 1er novembre, elle «refuse catégoriquement d’être le partenaire social d’un syndicat qui prétend vouloir un dialogue social alors qu’en parallèle, il pousse les livreurs à faire grève moyennant rémunération». Le ton est donné. «Les travailleurs sont venus nous voir et se sont mis en grève sans même savoir que des indemnités pour perte de gain étaient prévues dans ce contexte», précise Aymen Belhadj. A la suite de nos questions vendredi dernier, Smood SA écrit déplorer «le tapage médiatique imposé par Unia» ainsi que ses méthodes. La société souligne, que selon ses informations, seuls quelques livreurs ont participé aux manifestations la semaine dernière. Elle ne répond pas à la question de savoir si un retour à l’ancienne planification est possible, ni si elle est prête à dialoguer avec Unia. La société rappelle négocier une convention collective de travail (CCT) avec Syndicom depuis le début de l’année. «Effectivement nous discutons avec Smood de la forme d’un éventuel partenariat social avec comme but de négocier une CCT, explique Matteo Antonini, responsable national du secteur logistique de Syndicom. Comme toute discussion, ça prend du temps, mais le dialogue est correct. Les revendications générales des salariés sont légitimes. Et nous les thématisons avec Smood. Dans la branche, il est important d’aboutir à des CCT.»
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