Aller au contenu principal
Menu

Thèmes

Rubriques

abonnement

Injustice est faite

Procès Eternit la Cour de cassation anule la condamnation de Stephan Schmidheiny. Il est bien coupable du désastre mais ...

Stephan Schmidheiny a provoqué, en connaissance de cause, un désastre environnemental qui a tué et continue à faire mourir des milliers de personnes. Pour avoir respiré les poussières d'amiante rejetées, sur les lieux de travail et de vie, par ses fabriques Eternit en Italie. Lui-même échappe à toute punition car, en fermant ses usines en 1985, il a cessé toute activité criminelle et donc, «l'infraction s'est éteinte par prescription survenue avant le jugement de première instance». Ainsi en a décidé mercredi 19 novembre à Rome, à l'issue d'une dramatique journée de procès, la première section pénale de la Cour de cassation. La condamnation à 18 ans de prison infligée en 2013 au magnat suisse par la Cour d'appel de Turin est ainsi annulée, et avec elle toutes les réparations prévues en faveur des victimes.

Il est un peu plus de 21 heures quand Arturo Cortese, président de la Cour, lit d'une voix nette, en détachant chaque mot, le bref dispositif de la sentence. Après la formule consacrée «au nom du peuple italien», il passe comme chat sur braises sur les quelque 3000 décès, les milliers de malades ainsi que leurs proches confrontés à la tragédie de l'amiante. «L'audience est levée» - les représentants des associations de victimes, les malades ainsi que les veuves et orphelins venus nombreux à Rome pour assister au dernier acte du procès du siècle n'ont plus qu'à rentrer chez eux, en se demandant si leur rendez-vous avec la justice aura lieu un jour.
Malgré cette nouvelle insulte à leur histoire, à leurs batailles et à leurs souffrances, la réaction est comme toujours modérée. Seuls quelques-uns trouvent la force de s'indigner: «Honte à vous!», «Justice de classe!», «Vous avez tué une deuxième fois nos morts!», scandent ces personnes. Les autres, versant des larmes collectives, retournent dignement aux autocars qui les reconduiront de nuit à Casale Monferrato. Dans la cité martyre que Stephan Schmidheiny a empoisonnée et à laquelle il a légué des tonnes d'amiante après avoir fermé en 1986 sa dernière fabrique (en demandant sa mise en liquidation), obligeant la population locale à se défendre dans des combats sans fin.
On y compte en moyenne un nouveau diagnostic par semaine du mésothéliome et un décès du «cancer de l'amiante». La veille encore du jugement de la Cour de cassation, c'était le tour d'un jeune homme de 28 ans. Il était né en 1986, donc quand la fabrique était déjà fermée et que Schmidheiny avait cessé toute activité criminelle, comme ont osé prétendre les juges de la Cour suprême.

Stupeur!
Leur décision était prévisible dès le début de l'après-midi, quand le procureur général de la Cour de cassation Francesco Mauro Iacoviello a demandé l'«annulation sans renvoi» (soit sans répétition du procès) de la sentence de condamnation, créant la stupeur (même parmi les avocats chargés de la défense de Schmidheiny) et la consternation. Il a beau être démontré que «l'accusé est responsable de tous les faits lui ayant été imputés, on ne peut le condamner pour des raisons juridiques. Contrairement aux évaluations faites par les juges de première et deuxième instance, l'infraction a pris fin avec la fermeture de l'usine, c'est-à-dire quand ont cessé les rejets massifs de poussière d'amiante dans l'environnement.» Par conséquent, le délai de prescription (soit la période où une infraction peut être poursuivie, en l'occurrence douze ans et demi) doit se calculer à partir de là. Ce qui signifie que l'infraction était déjà prescrite avant le procès de première instance, comme l'ont répété plus tard les juges de la Cour de cassation.
«Le principe de prescription - a encore expliqué Iacoviello - ne résout pas les problèmes de la justice sociale» (qui voudrait que le coupable soit condamné), mais «il a sa raison d'être dans l'ordre juridique». «Plier le droit à la justice peut rendre justice aujourd'hui, mais créer à l'avenir mille injustices», a prévenu le procureur général, soulignant le caractère sensible du procès, «le premier d'une telle ampleur en Italie, suscitant d'énormes d'attentes non seulement de la part des personnes lésées, mais aussi de la communauté scientifique». «Votre décision créera un précédent - a-t-il conclu en se retournant vers la Cour - et entre le droit et la justice, les magistrats doivent toujours choisir le droit.»

Danger hors de contrôle
Les avocats des parties civiles ont vainement rappelé le comportement criminel dont avait fait preuve Schmidheiny pendant des dizaines d'années. Il a tout fait pour dissimuler les preuves scientifiques, s'ingéniant à boycotter et discréditer le travail des chercheurs, à influencer les politiques institutionnelles et la législation sur l'amiante, à désinformer les travailleurs et l'opinion publique sur sa dangerosité, à éviter les poursuites judiciaires en mettant sur pied un réseau d'espionnage et de manipulation de l'information. Personne ne devait parler des effroyables conditions de travail régnant dans ses fabriques d'Eternit de Casale Monferrato, Cavagnolo, Rubiera et Bagnoli.
En outre, c'est un fait que les anciens ouvriers continuent à tomber malades et à mourir à cause de l'amiante, et que les habitants restent exposés à un danger hors de contrôle. En raison des agissements de Stephan Schmidheiny, qui a omis de prendre les précautions nécessaires. Il est donc absurde de faire cesser ses responsabilités à la fermeture des établissements, en l'exemptant ainsi de toute peine. Il faut plutôt étudier «dans quelle mesure le risque de décès a significativement augmenté suite à la dispersion des fibres tueuses», a martelé l'avocat Maurizio Riverditi. Si l'on suivait le raisonnement du procureur général, «il n'y aurait plus aucun procès à propos d'événements pouvant survenir des années après la conduite fautive (comme en cas d'erreur médicale)», a renchéri Sergio Bonetto, invitant la Cour à tenir compte de la personnalité de l'accusé, «qui n'est pas naïf». «Il n'a jamais admis la moindre faute et a tout fait pour éviter un procès, au lieu de se défendre dans le cadre d'un procès. On ne connaît même pas son adresse», a-t-il ajouté.
Or toutes ces considérations ont été ignorées, à la différence des propos du Ministère public et des avocats du milliardaire suisse.

La distorsion des faits, la règle
«Aussi regrettables les morts soient-elles, il faut appliquer la loi», a souligné l'avocat Franco Coppi, en faisant sienne la thèse de la prescription et en réaffirmant, en chœur avec son collègue Astolfo Di Amato, à quel point Schmidheiny a «subi un grave préjudice dans les procès de première et de deuxième instance, où la magistrature italienne a voulu à tout prix le rendre personnellement responsable d'une catastrophe», alors que la faute incombait en réalité à «ceux ayant géré l'entreprise avant lui».
Cette ligne de défense finira par l'emporter: après moins de deux heures de délibérations, la Cour rend en effet le jugement le plus favorable que «Mister Eternit» aurait pu imaginer, comme le souligne sa porte-parole Elisabeth Meyerhans dans un communiqué publié quelques minutes plus tard. L'intéressé, qu'elle cite, s'y déclare «convaincu que l'abandon de bonne heure de la production d'amiante a été la meilleure décision et la plus importante de toute ma carrière d'entrepreneur». Toutefois, ajoute Meyerhans: «En dépit de son acquittement, Schmidheiny entend poursuivre son programme d'indemnisation des habitants et des ouvriers des quatre établissements italiens d'Eternit tombés malades à cause de l'amiante, ainsi que de leurs conjoints.»
Cette dernière déclaration montre une fois de plus que dans l'entourage du magnat helvétique, la désinformation et la distorsion des faits restent la règle. Car Schmidheiny n'a pas été acquitté. Il a simplement échappé à une condamnation «en raison de la prescription», ont souligné les juges. Et non «pour ne pas avoir commis les faits reprochés».

Textes: Claudio Carrer
Article paru dans Area du 24 novembre / Traduction: Sylvain Bauhofer

 

L'heure est au procès pour homicide

Eternit bis, Guariniello prépare sa demande de renvoi en justice
«Nous cherchons à concilier deux choses, la justice à rendre et le cadre légal en place.» Telle est la promesse faite par Raffaele Guariniello, substitut du procureur de Turin et cheville ouvrière de ce procès historique, le lendemain du verdict de la Cour de cassation. Le procureur a souligné qu'«il ne faut jamais critiquer les décisions, a fortiori celles de la Cour de cassation, qui constituent un point de départ pour aller de l'avant». Le magistrat a donc aussitôt clos les investigations liées à «Eternit bis», l'enquête pour homicide volontaire de 256 personnes victimes de pathologies liées à l'amiante. «J'invite leurs proches à ne pas se sentir abandonnés et à ne pas désespérer. Il faut aller de l'avant, et rebondir après cette déception», a-t-il déclaré.
Le nouveau procès a certes encore du chemin à parcourir, mais une partie du travail est déjà fait: les noms des victimes sont inscrits sur les boîtes remplies de documents médicaux qui permettent d'établir le lien de causalité entre l'exposition à l'amiante et le décès, ou qui regorgent d'informations sur l'histoire de chaque établissement italien d'Eternit. Selon des indiscrétions, une demande de renvoi devant la justice, pour homicide, de Schmidheiny serait imminente ou aurait déjà été déposée.
En parallèle, Guariniello et son équipe instruisent le dossier «Eternit ter», consacré aux travailleurs italiens morts après avoir été employés dans les fabriques suisses de Niederurnen et Payerne.
CC

 


Les victimes: « Nous allons de l'avant »
«Soit on abandonne, soit on recommence. On a pris un coup à l'estomac, mais il faut réagir et aller de l'avant.» Bruno Pesce, coordinateur du Comité des victimes de l'amiante et leader historique des batailles syndicales et sociales menées pour protéger la santé des travailleurs et des habitants de Casale Monferrato et pour y rétablir la justice bafouée, n'a aucun doute et reste optimiste pour l'avenir.
«Le Ministère public a parlé de la primauté du droit sur la soif de justice. J'aurais envie d'ajouter que le droit du plus fort l'emporte sur celui du plus faible. Il serait temps, et nous le dirons à la commission des affaires juridiques du Sénat qui nous accordera prochainement une audition, d'amener l'Etat à prévoir dans ses actes législatifs et dans ses pratiques des garanties juridiques non seulement, comme ici, pour les gens qui commettent des crimes épouvantables, mais aussi pour leurs victimes! Ou est-ce trop demander?»
«Puisqu'il y a eu faute et qu'il ne saurait y avoir prescription pour les centaines de victimes qui vont hélas encore mourir, il faut à présent lancer un nouveau procès, mais cette fois pour homicide, poursuit Pesce. Même Franco Coppi, qui compte parmi ses clients Giulio Andreotti et Silvio Berlusconi, a admis que Schmidheiny est coupable, mais qu'il y a prescription. Autrement dit, il faudrait le condamner dans un procès pour homicide.»
CC