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«La chirurgie n'est qu'une petite partie»

Jasmine Abdulcadir dans son cabinet.
© Manuela Ruggeri

L’engagement de Jasmine Abdulcadir plonge ses racines dans sa riche histoire familiale. Avec sa capacité d’écoute, elle offre aux femmes et jeunes filles victimes de mutilations la possibilité d’entamer un long chemin vers la guérison et la reconstruction.

Aux Hôpitaux universitaires de Genève, la gynécologue italo-somalienne Jasmine Abdulcadir s'occupe des femmes et des jeunes filles ayant subi des mutilations génitales. Ses compétences et son engagement lui ont valu le titre de Chevalier de la République italienne

Le rendez-vous aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) est fixé à 8h30, mais notre interlocutrice est en retard. Une assistante nous conduit dans une des salles consacrées aux examens gynécologiques. Il fait très chaud. Les radiateurs, malgré le soleil éclatant à l'extérieur, fonctionnent à plein régime. La température de la pièce est adaptée aux patientes. Jasmine Abdulcadir arrive vers 9 heures, car une urgence l'a retenue plus longtemps que prévu. Il ne s'agissait pas d'un accouchement, mais de l'une des nombreuses femmes qui viennent chaque jour dans son service parce qu'elles ont subi des mutilations génitales féminines à un âge précoce. Jasmine Abdulcadir, privat docent à la Faculté de médecine et responsable des urgences gynéco-obstétricales aux HUG, a créé en 2010 la première consultation de Suisse romande ouverte aux femmes et aux filles victimes de mutilations génitales dans leur pays d’origine. Depuis cette date, le service de consultation a traité en moyenne 100 personnes par année et a apporté un peu de sérénité à une partie des 22000 femmes concernées vivant en Suisse. Jasmine Abdulcadir est donc une pionnière dans son domaine et, en 2018, la République italienne, le pays où elle est née et a grandi, a décidé de reconnaître ses qualités en lui décernant le titre de Chevalier de l'Ordre du mérite.

Une famille de pionniers

Dans l'histoire familiale de Jasmine Abdulcadir, son destin professionnel était peut-être déjà écrit. Cette histoire commence à la fin des années 1960, à Mogadiscio, capitale d'une Somalie qui vient de se libérer de la tutelle coloniale italienne. Omar Abdulcadir, qui a étudié au lycée italien local, décide d'émigrer en Italie parce qu'il veut étudier la gynécologie, c'est-à-dire le même métier qu'exerçait l'homme qui avait sauvé la vie de sa mère après une fausse couche avec des complications potentiellement mortelles.

Il s'inscrit à l'Université de Florence, où il rencontre Lucrezia Catania, une étudiante originaire de Calabre, qui devient sa compagne pour la vie. Ensemble, ils se spécialisent en gynécologie et deviennent au fil des ans des personnes de référence dans le domaine du traitement des conséquences des mutilations génitales féminines, un sujet très peu connu en Europe à l'époque. Un argument souvent utilisé par les forces politiques les plus conservatrices pour justifier des politiques de fermeture à l'égard des migrants et, en particulier, de l'islam – alors que l'islam n'a pas grand-chose à voir avec ces pratiques. Omar Abdulcadir n'est pas seulement un médecin talentueux, c'est aussi quelqu'un qui connaît très bien le contexte culturel dans lequel les mutilations génitales ont eu lieu et ont encore lieu: «Mon père, premier de 17 enfants, avait sept sœurs qui avaient subi des mutilations. Il est né et a grandi dans l'une des régions du continent africain où ces pratiques sont les plus répandues», explique Jasmine Abdulcadir.

La famille est un environnement très stimulant pour Jasmine: «J'ai grandi au milieu de cultures, de mentalités et de religions différentes. A l'époque, en Italie, ce n'était pas très courant. De plus, notamment grâce à ma mère, gynécologue et sexologue, j'ai dû aborder des sujets liés à la sexualité, à la sphère reproductive et au corps qui, dans de nombreuses familles, restent encore tabous.»

Accueil et écoute

La mentalité populaire attribue souvent aux médecins une faible capacité d'écoute et d'empathie. Ce préjugé ne s'applique certainement pas à Jasmine Abdulcadir qui, à plusieurs reprises lors de notre entretien, ne cache pas ses émotions et sa passion pour ce qu'elle fait et pour les personnes qu'elle soigne: «Nous traitons des histoires très difficiles; souvent, les personnes qui viennent nous voir ont subi des violences, peuvent avoir des peurs, des doutes, des réticences. Notre première tâche est de les accueillir, de les écouter, de libérer leur parole et de les accompagner dans un parcours complexe avec l'aide de psychologues, de sexologues, de sages-femmes, d'infirmières. Lorsque la chirurgie gynécologique intervient, ce n'est qu'une petite partie d'un processus qui peut durer des mois, voire des années.» La gynécologie elle-même, en général, est pour Jasmine Abdulcadir une «discipline très riche qui englobe la médecine générale, la chirurgie, la sexualité, la psychosomatique et qui doit être accompagnée de connaissances dans les domaines culturel, historique et juridique». La gynécologue nous montre les modèles anatomiques avec lesquels elle assiste les femmes dans le processus de «reconstruction» des parties de leur organe génital: clitoris mutilés et non mutilés, modèles de vulves avec ou sans excision, circoncision ou infibulation, et le système reproducteur dans son ensemble. A travers ces modèles, elle nous présente les principales mutilations existantes: «Souvent, quand on parle de mutilations génitales féminines (MGF), on ne pense qu'à l'infibulation, c'est-à-dire au rétrécissement de l'orifice vaginal par suture. En réalité, ce n'est pas la pratique la plus courante et elle représente 15% du total. L'ablation partielle ou totale de la partie externe du clitoris est beaucoup plus fréquente. Mais dans les deux cas, la chirurgie réparatrice, s'il n'y a pas de complications, n'est pas difficile à réaliser.»

Avant d'entamer une reconstruction, chaque patiente est informée sur son anatomie ainsi que sur les risques et les conséquences de l'opération. Après une période d'environ trois mois de thérapie psycho-sexuelle, la patiente peut décider d'entreprendre ou non une chirurgie reconstructive: «Seules 50% décident de terminer le processus par une intervention chirurgicale; mais même celles qui n'optent pas pour la “reconstruction chirurgicale”, en venant ici et en réélaborant leur expérience avec nous, ont en tout cas franchi une étape importante pour leur santé.»


Clitoris, anatomie de l’appareil génital, formes de mutilations: la gynécologue utilise différents modèles pour accompagner les femmes dans leur processus et expliquer les différents types de mutilations. © Manuela Ruggeri

Un phénomène international

Les mutilations génitales féminines (MGF) se définissent par une excision partielle ou totale des organes génitaux féminins externes. L’organisation mondiale de la santé a établi une classification des MGF en quatre typologies différentes. Le type I consiste en l'ablation partielle ou totale de la partie visible du clitoris et/ou du prépuce clitoridien. Le type II correspond à l’excision partielle ou totale de la partie visible du clitoris et des petites lèvres avec ou sans ablation des grandes lèvres. Le type III, l’infibulation, implique le rétrécissement de l’orifice vaginal par suture des deux berges de la vulve avec ou sans amputation des organes génitaux externes. Enfin, le type IV réunit toutes les autres interventions au niveau des organes génitaux féminins qui sont effectuées sans aucune raison médicale. Ces pratiques sont ancrées dans les rites traditionnels de nombreuses ethnies et n'ont rien à voir avec l'islam, comme beaucoup le croient. En fait, il y a aussi beaucoup de femmes de religion chrétienne ou d'autres croyances qui ont subi une mutilation.

Les raisons de ces pratiques varient d'une région à l'autre. De nombreuses hypothèses ont été formulées par les chercheurs. Dans de nombreuses ethnies, les mutilations génitales sont considérées comme une pratique liée au maintien de la virginité. Dans certains cas, l'hypothèse a été avancée que l'ablation du clitoris était pratiquée parce que cette partie du corps était considérée comme quelque chose de «masculin» à éliminer. Dans le cas de l'infibulation, on a émis l'hypothèse, dans certains contextes, qu'elle était pratiquée dans le but de réduire l'odeur du sang menstruel et d'éloigner ainsi les bêtes sauvages.Les MGF sont très répandues dans le monde. Au moins 200 millions de personnes ont subi ces pratiques. Plus de la moitié des femmes mutilées viennent d'Indonésie, d'Ethiopie et d'Egypte. Dans certains pays africains – comme la Somalie, l'Erythrée, la Sierra Leone, le Nord-Soudan, le Mali et l'Egypte même – le pourcentage de femmes qui subissent une mutilation dépasse 80% de la population féminine totale. Du fait des flux migratoires et du lien entre certaines diasporas et leurs pays d'origine, les mutilations génitales sont devenues un phénomène mondial également présent dans les pays occidentaux. Les MGF sont une pratique illégale en Suisse et dans toute l'Europe et ont été inscrites dans la Charte d'Istanbul, la Convention du Conseil de l'Europe consacrée à la prévention et à la lutte contre la violence domestique.