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Les fonds spéculatifs, arme de destruction massive

Transformant l'industrie en produit financier, misant sur la rentabilité à court terme, ces fonds sont un danger pour l'économie

Ce n’est plus seulement la gauche qui s’en offusque. Un certain nombre de capitalistes commencent à leur tour à s’inquiéter des effets dévastateurs que peuvent causer les fonds spéculatifs. Basés sur le profit à court terme et déconnectés des réalités de l’entreprise, ces derniers fragilisent l’économie réelle.

Le 11 mai 2006 restera inscrit comme une date décisive dans l'histoire Saurer. Ce jour-là, en effet, l'assemblée des actionnaires du fabricant thurgovien de machines textiles a bien failli céder sous la pression de Laxey Partners. Détentrice de 20% du capital de Saurer, cette société d'investissement britannique établie sur l'île de Man, réclamait en effet le versement de 9,45 francs par action, autrement dit le quintuple de ce que proposait le conseil d'administration. Ce «cadeau» aurait coûté à l'entreprise 137 millions de francs, de quoi la priver des moyens d'assurer sereinement son avenir. «Nous supposons que Laxey Partners poursuit une stratégie à court terme de réalisation de bénéfices et de liquidation, qu'ils spéculent avec l'avenir de l'entreprise et n'ont pas une once de considération pour le maintien et le développement de Saurer et des places de travail dans l'industrie en Suisse», dénonçait alors un tract distribué par les membres des commissions du personnel. Un propos relayé par une intervention, à l'assemblée des actionnaires, de Beda Moor, membre de la direction du secteur industrie d'Unia. «Laxey Partners n'a aucune stratégie industrielle claire et durable et n'offre donc aucune perspective d'avenir aux employés de Saurer.»
On connaît l'épilogue de cette affaire. L'assemblée des actionnaires a rejeté les propositions de Laxey Partners mais a accepté de nommer l'un de ses représentants à la direction de son conseil d'administration. A la suite de quoi, le groupe technologique OC Oerlikon a mis fin à ce règne en reprenant Saurer, acquisition qui a reçu tout récemment l'aval de la Commission européenne.

Chez Swissmetal aussi
En revanche, Laxey Partners est toujours le principal actionnaire de Swissmetal. Au départ, sa part était de 4,9%. Elle l'a relevée à 10,8%, au 16e jour de la grève de Reconvilier. Elle atteint aujourd'hui 20,3% et Roger Bühler, représentant de ce fonds d'investissement fait désormais partie du conseil d'administration de Swissmetal. Pour quelle stratégie? A peine élu, Roger Bühler se félicitait dans le quotidien Tages-Anzeiger de la fin de la médiation initiée par le Conseil fédéral et avouait n'avoir... pas encore lu le rapport d'expert qui en est ressorti.
Ces exemples ne relèvent pas d'un cas particulier. Ils sont le reflet d'une économie de plus en plus dominée par la finance spéculative. Figures de proue de cette tendance, les fonds spéculatifs (hedge funds) et les LBO (Leverage buy out) se déploient pour leur part sur toute la planète et dans tous les domaines. Ils génèrent annuellement des transactions à hauteur de 699 000 milliards de dollars, cinq fois plus qu'il y a cinq ans.

L'intégrisme du marché
Dénoncé depuis longtemps par les progressistes, ce phénomène inquiète désormais aussi les milieux capitalistes qui pourtant s'en nourrissent. Ils craignent l'implosion. L'un des premiers à avoir tiré la sonnette d'alarme est George Soros. A la tête d'une fortune de 24 milliards, ce puissant spéculateur américain, qui a commencé sa fulgurante ascension en investissant 50000 francs dans son propre fonds spéculatif, présente sa propre réussite comme la preuve que le système est pourri. Il avoue n'avoir pas eu d'autre mérite que celui de maîtriser avec brio les techniques financières. Dans son livre, La crise du capitalisme mondial, l'intégrisme des marchés, il écrit: «Le système capitaliste mondial est fondé sur la certitude que les marchés financiers, abandonnés à eux-mêmes, tendent à l'équilibre. Or cette opinion est fausse.» Cet «intégrisme» du marché, poursuit-il «rend le capitalisme mondial insoutenable; il est en train de détruire toute idée d'intérêts collectifs et de valeurs sociales». Soros, qui redoute un effondrement du marché global, plaide pour une intervention régulatrice préservant un minimum d'équilibre social.
Deux experts du cabinet d'audit McKinsey, dans un livre intitulé La planète capital, estiment quant à eux, que le marché des fonds spéculatifs est unique dans l'histoire parce qu'«il fonctionne pour l'essentiel en dehors de tout contrôle politique national et qu'il détient un réel pouvoir».

Des milliards volatilisés
L'hebdomadaire français Marianne a publié le 14 octobre 2006 un dossier alarmant sur l'impact destructeur des fonds spéculatifs. «En fait, qu'achètent ces fonds de placement? Non plus des valeurs tangibles mais des options d'achat ou de vente. On se place sur des placements à terme. On engage sur un indice d'argent que l'on n'a pas et que l'on emprunte à un horizon de quelques mois», écrit l'éditorialiste Jean-François Kahn.
Et cela peut conduire au pire, comme le prouve la célèbre affaire Brian Hunter. Ce courtier de 32 ans ramassait pour son hedge funds «Amaranth» des sommes énormes auprès des fonds de pension, des banques et des investisseurs institutionnels. Il misa sur le fait que des ouragans allaient se déclencher dans le golfe du Mexique et provoquer la paralysie temporaire des plates-formes gazières. Le courtier plaça donc l'argent récolté sur le marché à terme du gaz, conforté par le fait qu'il avait déjà spéculé sur un tel désastre l'année précédente, engrangeant ainsi une plus value supérieure au milliard de francs. Hélas pour lui, il ne se passa rien cette fois. Le cours s'effondra et provoqua une perte de 6,5 milliards et la ruine de milliers d'épargnants.

La finance en roue libre
Pour Emmanuel Lévy, toujours dans les colonnes de Marianne, «l'argent n'est plus le médiateur que de lui-même, expulsant de plus en plus ouvertement le travail du processus économique. Chaque jour, par exemple, de grandes sociétés tombent entre les griffes de fonds d'investissement qui ne sont que de simples groupes de placements anonymes (...) Ces fonds, qui achètent à crédit, remboursent dans un premier temps leurs dettes en pressurant la bête. Quand ils ont sacrifié toutes perspectives à long terme à un rendement à court terme, ils revendent au top pour empocher les plus-values.» Ainsi, «la marchandise n'est plus nécessaire au système marchand; elle s'évapore. L'investisseur ne sait même plus dans quoi il a investi et ce que ça fabrique. Il s'en moque.» Le management, piloté par ces fonds, «est invité à serrer la masse salariale» et à dégager des bénéfices outranciers. Selon Jean Peyrelevade, ancien président du Crédit Lyonnais, exiger «l'objectif d'une rentabilité à 15% dans une économie dont la croissance annuelle plafonne à 3% est une aberration». Yves de Kerdrel, éditorialiste conservateur libéral au Figaro abonde dans ce sens: «La finance est devenue une fin en soi, alors qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être un moyen au service de l'économie.»
«La spéculation internationale que les fonds de placement organisent sur les produits dérivés est une arme de destruction massive.» La citation n'est pas d'un révolutionnaire exalté mais du... milliardaire et investisseur américain Warren Buffett. Si même les requins de ce calibre-là se mettent à condamner ces dérives, ce n'est pas, on s'en doute, par philanthropie, mais bel et bien parce qu'ils redoutent que la finance spéculative, à force de prédation, finisse par tuer la poule aux œufs d'or.

Pierre Noverraz