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Les associations patronales profitent des caisses de compensation

Un ouvrage de l'historien Pierre Eichenberger revient sur les motivations des associations d'employeurs à tout contrôler

Les caisses de compensation, chargées de prélever les cotisations et de verser les rentes et allocations, jouent un rôle primordial dans la protection sociale. Leur contrôle offre par conséquent une certaine emprise sur l'Etat social. L'historien Pierre Eichenberger est l'auteur d'un livre propre à lever un pan de voile sur la thématique.

En Suisse, les caisses de compensation, chargées de prélever les cotisations et de verser les rentes et allocations, jouent un rôle primordial dans la protection sociale. Sur un total d'environ 140 milliards de francs de dépenses sociales, les prestations financières de ces institutions s'élèvent annuellement à quelque 60 milliards. Le contrôle de ces caisses offre par conséquent une certaine emprise sur l'Etat social. Or, la gestion de nombre de celles-ci est étrangement laissée à la discrétion des organisations patronales. Les employeurs ont en effet la main sur les allocations familiales, pour perte de gain (APG, assurance militaire), de maternité, l'assurance vieillesse et survivants (AVS), ainsi que l'assurance invalidité (AI). Les syndicats, eux, n'ont que l'assurance chômage, partagée avec des caisses cantonales. Mais ce sont encore les patrons qui lèvent les cotisations, de même que pour l'assurance accident administrée par la Suva. Cet accaparement de l'action sociale ne fait pourtant aujourd'hui guère de débat ni l'objet d'études. Fruit d'un travail de doctorat mené entre 2010 et 2015 à l'Université de Lausanne, l'ouvrage «Mainmise sur l'Etat social. Mobilisation patronale et caisses de compensation en Suisse (1908-1960)» de l'historien Pierre Eichenberger a le mérite de lever un coin du voile et de relancer la discussion. Trois questions à l'auteur, actuellement professeur adjoint au Département d'histoire moderne de l'Université de Zurich.

 

Questions/réponses

Pourquoi cet intérêt des milieux patronaux pour les caisses de compensation?
Dans les années 1930 et 1940, patrons, Etat et syndicats s'opposent sur les salaires, les politiques sociales et la réglementation du travail. Les associations patronales estiment alors qu'il est dans l'intérêt des patrons d'organiser une certaine politique sociale minimale plutôt que de courir le risque de voir les syndicats ou l'Etat prendre l'initiative et imposer des systèmes plus généreux. C'est pour cette raison que sont créées les caisses d'allocations familiales ou les caisses pour les soldats mobilisés, qui sont très importantes au cours de la Seconde Guerre mondiale et sont ensuite transformées en caisse AVS. Prendre l'initiative et créer des caisses permet aux patrons d'influencer et de contrôler ces politiques. Une fois créées, gérer de tels flux financiers et administratifs donne aux associations patronales accès à d'importantes ressources, aujourd'hui comme dans les années 1940. Par exemple, les caisses favorisent l'affiliation des entreprises aux organisations patronales. Un autre exemple concret d'un des nombreux avantages liés à la gestion des caisses est la connaissance du niveau des salaires. Avant leur création, il était très difficile pour une association patronale de savoir quels salaires étaient payés dans les entreprises. Du jour au lendemain, on a disposé de listes précises.

Cela pose-t-il un problème? Ces assurances ne sont-elles pas gérées correctement?
D'abord, il faut souligner que le fonctionnement des caisses est demeuré très opaque. Même l'administration fédérale avait le plus grand mal à obtenir des informations sur le fonctionnement des caisses. Aujourd'hui encore, les caisses patronales vendent chèrement chaque pouce de leur indépendance vis-à-vis de l'Etat. Donc, en réalité, on ne sait pas vraiment. Ceci dit, bien sûr, le système fonctionne. La question centrale est la suivante: au profit de qui le système fonctionne-t-il? Et la réponse est claire: le système fonctionne au bénéfice des associations patronales. D'autres acteurs, en premier lieu les syndicats, auraient voulu organiser des caisses de compensation, or ce droit leur a été refusé. On peut aussi légitimement se poser la question de la rationalité de l'existence de ces multiples caisses qui font toutes le même travail.

Les syndicats se sont vu confier de leur côté la gestion de l'assurance chômage, peut-on parler dans ce cas aussi de «mainmise»?
Les syndicats jouent en effet un rôle fondamental dans la gestion des caisses d'assurance chômage, et ils ont commencé à le faire bien avant que les patrons ne créent des caisses de compensation. On peut d'ailleurs noter que les caisses chômage, tout comme les caisses d'assurance maladie par exemple, ont été très importantes pour attirer et fidéliser les membres. Mais il y a de grandes différences. D'abord, les caisses chômage sont beaucoup plus contrôlées que les caisses patronales et ceci depuis les années 1920. Elles ont perdu nombre de leurs prérogatives au cours du siècle, alors que les caisses de compensation ont conservé une autonomie administrative et financière très importante. Si on compare l'autonomie d'une caisse d'allocations familiales à celle d'une caisse chômage, on constate une très grande différence. Les associations patronales disposent d'une «mainmise», car elles contrôlent véritablement ces caisses et en profitent, les syndicats sont «impliqués» et «gèrent», ce n'est pas tout à fait la même chose. Certaines organisations patronales financent leurs activités politiques avec ces caisses, les syndicats ne peuvent le faire avec les caisses chômage.

Propos recueillis par Jérôme Béguin