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«Chaque récit est une leçon de vie»

Photo d'un globe terrestre.
DR

Ana: «Que vous êtes loin!» (photographie et légende tirée du livre)

 

Au temps de la pandémie, vingt-quatre migrantes se confient avec courage dans un livre intitulé "Derrière les murs". Une initiative de la Marche mondiale des femmes

Donner la parole à celles qu’on entend si peu, dans le contexte d’une pandémie qui fragilise encore davantage les personnes les plus vulnérables. Tel est le défi relevé par la Marche mondiale des femmes (MMF) Suisse dans son livre Derrière les murs. Récits de migrantes au temps du Covid-19. Vingt-quatre témoignages pour raconter les répercussions de cette crise dans une situation d’exil: la solitude dans un pays loin des siens, la peur pour sa famille à l’autre bout du monde, l’emploi indispensable aux femmes sans papiers, l’apprentissage du français freiné, l’insécurité aux formes plurielles, la violence physique et psychique, les traumatismes de l’exil... Mais aussi le temps de la remise en question, de la solidarité intergénérationnelle, des liens ressoudés, de nouvelles perspectives et des rêves.

Du courage

En 2020, la MMF prévoyait une occupation féministe des frontières, notamment entre la France et l’Italie, ainsi qu’entre le Salvador et le Honduras, afin de dénoncer les politiques migratoires inhumaines. C’était compter sans une pandémie mondiale. La mobilisation a donc été reportée. Mais l’association suisse a souhaité mettre en lumière des femmes migrantes (tout en les protégeant par des prénoms d’emprunt). Les entretiens menés par des militantes de l’association ont eu lieu pendant l’été 2020 pour publier le livre avant le 17 octobre, date symbolique de clôture de la MMF chaque cinq ans (lire ci-dessous). La militante syndicale et féministe, Marianne Ebel, est l’une des initiatrices de la démarche: «J’ai été très impressionnée par les témoignages de ces femmes qui parlent de leur solitude, de leurs peurs, des violences subies, sans jamais tomber dans une position de victime, sans jamais se plaindre. Ce sont des femmes fortes qui, malgré les difficultés, font preuve de ressources incroyables pour aider leur famille. Mais aussi pour soutenir d’autres migrantes, notamment par l’envoi de masques confectionnés par leurs soins en Grèce. Chaque récit est une leçon de vie. Par exemple, Lisa a perdu, pendant le semi-confinement, son apprentissage et son logement. Et pourtant elle a réussi à rebondir.»

Des drames et des délivrances

Certains destins sont frappés par des drames à répétition. Il y a cette femme vénézuélienne, sans papiers, depuis vingt ans en Suisse, dont le cancer du sein est révélé juste avant le semi-confinement. Il y a Léocadie, du Burundi, logée dans un centre pour demandeurs d’asile à Bâle avant d’être renvoyée en Grande-Bretagne en vertu des directives Dublin. Atteinte du VIH et d’un cancer, elle a connu une vie d’errance et de peurs fuyant ses tortionnaires. Avec courage, elle raconte les violences extrêmes qu’elle a subies. Autant de terreurs qui font écho à celles de Michaela, Italienne, enfermée pendant plus d’un mois par son compagnon violent. Jusqu’à ce qu’un voisin appelle la police…

Les témoignages relaient aussi les soucis du quotidien à réinventer. Rahwa et Soheila se disent inquiètes de ne pouvoir aider scolairement leurs enfants. Hiwot et Rania parlent, elles, de leurs difficultés à trouver du travail avec un permis F. Quant à Gülizar et Mine, militantes féministes, elles expliquent trouver leur énergie dans la solidarité du collectif.

Il y a aussi des prises de conscience heureuses comme celles d’Arev qui a vécu le semi-confinement comme une liberté retrouvée et un enrichissement de la relation avec sa fille: «Je ne gaspille pas l’argent, nous pouvons boire le thé ensemble, ce qui n’était pas arrivé durant huit ans, pendant lesquels il fallait toujours se dépêcher. J’ai réalisé que je menais cette vie juste pour payer le loyer, les factures. Est-ce que cela vaut la peine?»


Derrière les murs. Récits de migrantes au temps du Covid-19, Marche mondiale des femmes/Suisse, octobre 2020. En vente en librairie (30 francs) ou à commander en écrivant à: info [at] marchemondiale.ch (info[at]marchemondiale[dot]ch)

Tous les prénoms sont empruntés dans le souci de protéger les femmes qui se sont confiées.

Extraits

«J’ai toujours refusé de me marier pour obtenir des papiers. J’ai toujours vécu comme cela en Suisse sans que rien ne m’arrive. J’ai un appartement, j’ai tout, mais rien n’est à mon nom. Je suis, mais je n’existe pas.»

Femme de ménage, Vénézuélienne, sans papiers, en Suisse depuis plus de vingt ans.


«On m’avait attribué une chambre sans fenêtres. Je vivais dans une peur panique, peur d’être à tout moment contaminée, car je connais la fragilité de mon système immunitaire.»

Léocadie, Burundaise, demandeuse d’asile, atteinte du VIH et d’un cancer.


«Comme j’ai dû arrêter le travail dans les ménages pendant huit semaines, je n’arrivais pas à payer mon loyer. Je suis allée à l’aide sociale demander conseil. Ils m’ont envoyée chez Caritas. L’assistante a regardé mon salaire, elle a vu qu’il était trop bas et a voulu me renvoyer à l’aide sociale. Mais moi, je ne voulais pas, j’avais peur de perdre mon permis B.»

Odette, Congolaise, réfugiée, en Suisse depuis onze ans.


«Je dois lutter chaque jour pour apprendre la langue, pour justifier que je suis quelqu’un, que j’ai fait des études et que je mérite une place au soleil et un travail approprié. Cela me fait mal qu’il faille une pandémie mondiale pour donner la chance à une femme de respirer, de juste vivre.»

Arev, Arménienne, en Suisse depuis huit ans.


«J’ai ouvert les yeux après le confinement. Il fallait absolument que je trouve une activité. Même si pour le moment, ce n’est qu’un stage. Mais je peux avoir une attestation, et cela m’aidera pour trouver un vrai travail. Je dis aussi à ma fille combien c’est important qu’elle étudie. Elle a cette possibilité, moi je ne l’ai pas eue. Il faut qu’elle prenne cette chance!»

Rahwa, Erythréenne, réfugiée, en Suisse depuis onze ans.

Manifestation de la Marche Mondiale des Femmes à Berne.La MMF souffle ses 20 bougies

L’idée de la Marche mondiale des femmes (MMF) a germé en 1995 au Québec, lors d’une marche féministe de 200 kilomètres pour protester contre la politique d’austérité et le sexisme de leur gouvernement. Mais c’est officiellement au tournant du 3e millénaire que la MMF est créée. Le 8 mars 2000, à l’occasion de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, la première marche planétaire est lancée sur tous les continents. Au niveau européen, elle se déroule à Genève avec des déléguées de 19 pays. Les mobilisations culminent le 17 octobre, lors de la Journée internationale pour l’élimination de la pauvreté, avec des manifestations simultanées sur tous les continents. Le rendez-vous est pris par des déléguées de 165 pays pour réitérer une telle action cinq ans plus tard.

En 2005, une charte est publiée autour de cinq valeurs communes: paix, solidarité, égalité, justice et liberté. En 2010, plus de 100000 femmes participent aux actions régionales, nationales et internationales. L’action de clôture a lieu dans une région en guerre, le Sud-Kivu, avec une manifestation de 20000 déléguées.

D’une mobilisation ponctuelle, la MMF devient un mouvement permanent avec un secrétariat tournant d’un continent à l’autre (la seule entité salariée grâce aux dons). Entre les grands rendez-vous internationaux, les mobilisations se multiplient à tous les échelons. Des actions de solidarité éclatent partout le 24 avril 2013, à la suite de l’effondrement de l’usine de textile Rana Plaza au Bangladesh qui tue plus de 1000 ouvrières et en mutilent à vie tant d’autres. Depuis, cette date est commémorée par la MMF qui organise une journée de solidarité féministe contre les multinationales et pour de meilleures conditions de vie partout dans le monde. En 2015, la 4e action internationale est marquée en Europe par une caravane à pied partie du Kurdistan turc le 8 mars pour se terminer à Lisbonne le 17 octobre. Sur le continent américain, une action en Argentine dénonce les industries agro-alimentaires et minières, entre autres mobilisations, tout autour du globe. Au fil du temps, la MMF se positionne non plus seulement comme féministe, mais aussi comme anticapitaliste, écologiste, anticoloniale, antimilitariste et antiraciste. La militante Marianne Ebel souligne cette convergence des luttes: «A l’origine, nous voulions marcher contre la pauvreté et les violences faites aux femmes. Petit à petit, dans le respect des positions de chaque délégation, le mouvement est devenu anticapitaliste et l’écologie a pris une place importante sous l’angle de la souveraineté alimentaire.» Le 20e anniversaire de la MMF s’annonçait foisonnant: des actions de soutien aux femmes sahraouies et à la Palestine, des mobilisations contre le pouvoir des multinationales, contre l’impérialisme et la montée des extrémismes, contre les guerres, la destruction des biens communs et les fermetures de frontières… autant de manifestations reportées à des temps meilleurs.


Un ancrage local

En Suisse, des femmes actives dans des syndicats et des associations féministes s’engagent dans la MMF dès ses débuts. «L’ancrage local est important pour l’organisation internationale», indique la militante neuchâteloise Marianne Ebel. En 2014, l’association suisse contribue avec succès à l’échec de l’initiative contre le remboursement par les assurances d’un avortement légal. Elle s’implique également contre l’augmentation de l’âge de la retraite des femmes, les armes à domicile, les pratiques destructrices des multinationales et les violences sexuelles. «La MMF se conçoit comme une plateforme qui regroupe d’autres organisations, comme des syndicats par exemple. L’adhésion est individuelle ou collective, souligne Marianne Ebel, qui se réjouit de l’élan féministe de ces dernières années. La grève féministe du 14 juin 2019 a été essentielle non seulement par le nombre de manifestantes, mais aussi par son caractère intergénérationnel. Les militantes de la MMF/Suisse participent activement aux Collectifs de la grève féministe. Aujourd’hui, la relève est là et, le mouvement, malgré les difficultés inhérentes à la pandémie, ne risque pas de s’arrêter!»

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