Aller au contenu principal
Menu

Thèmes

Rubriques

abonnement

«La lenteur crée des dimensions différentes»

camille de pietro
© Thierry Porchet

Le temps de la photo, la réalisatrice se met en scène.

La réalisatrice chaux-de-fonnière Camille de Pietro raconte des histoires depuis toujours. Un talent qu’elle utilise pour dénoncer le sexisme et poétiser le monde.

Entrer dans le vieux bâtiment industriel du collectif La Locomotive, à La Chaux-de-Fonds, c’est comme pénétrer dans un autre monde. Parmi une trentaine d’artistes qui y travaillent, la réalisatrice Camille de Pietro nous accueille chaleureusement dans la cuisine commune. Après plusieurs semaines d’approche, la voilà en chair et en os, souriante. «Je suis difficilement joignable, confirme-t-elle, avec une pointe de culpabilité. Et je fais les choses lentement.» L’un de ses rêves serait que tout ralentisse. «La lenteur crée des dimensions différentes. La vitesse oblige à la linéarité…» Reste qu’en dépit de son besoin de dormir beaucoup et de ne rien faire du tout à certains moments – leçon d’un burn-out qui l’a assommée il y a trois ans –, Camille de Pietro est une véritable marathonienne avec un nombre impressionnant de réalisations.
Son besoin de solitude tranche avec un mycélium de contacts. «J’aime travailler en collectif, en connexions. Si j’avais un site internet, il aurait la forme d’un mégarhizome de liens. Mais j’ai trop peur d’oublier des gens, donc je m’en passe…»
Grande fan de David Lynch et d’Agnès Varda, elle dialogue intérieurement avec ses mentors: «Je me demande souvent ce que dirait Agnès… J’écris aussi aux gens que j’admire. Je n’attends pas forcément de réponse, mais j’adore l’idée qu’on est proches à un mail près.» 

L’émotion à l’état pur
Son amour du cinéma remonte à cet instant où elle voit son père rire, et surtout pleurer, pour la première fois, devant Le Kid de Chaplin. «Je me souviens m’être dit: “Purée, le cinéma peut faire ça!”» Enfant, déjà, elle adore raconter des histoires. «A la limite de la mythomanie, j’inventais des mondes parallèles.» Elle fait aussi un rêve récurrent, parfois cauchemardesque, d’un loup. Son premier court métrage – dans le cadre de son bachelor en cinéma à la HEAD à Genève – y fait référence. C’est en filmant dans le lieu où son père et ses collègues linguistes organisaient une torrée chaque automne qu’elle découvre le nom de cet endroit: La Vy au Loup. La synchronicité deviendra le titre de son premier film, dont émerge une histoire de fantôme.
«Je crois en la théorie des cordes», explique la physicienne quantique en herbe, qui fait un pas de côté pour invoquer un long dézoomage. «Plus on s’éloigne de la Terre, plus on retourne dans le passé jusqu’aux temps des dinosaures et au-delà. Tout est question de distance et de lumière. Et finalement, tout coexiste. Pour moi, c’est ça les fantômes. Si à une distance clé, on peut voir nos ancêtres, c’est qu’ils sont toujours là.» 
La notion de temps, elle la malaxe, avec sa montre Casio autour du poignet. «Je sais, c’est un scandale, qui plus est dans la ville horlogère! Mais j’ai une dyslexie des aiguilles», s’excuse-t-elle. A l’heure d’été pendant tout l’hiver et quelques minutes en avance, Camille de Pietro vit à son propre rythme. «Pour développer une vraie vision artistique, le temps est essentiel. Ce n’est pas évident quand on doit jongler avec une productivité obligée. Si je pouvais ne me consacrer qu’au film sur le Jura libertaire, par exemple, je l’aurais terminé il y a longtemps», souligne la réalisatrice, qui ne désespère pas de conclure son premier long métrage d’ici à cet été. Justement son téléphone portable s’allume. A croire que le hasard n’existe pas, c’est un message de Michel Nemitz, cheville ouvrière d’Espace noir, initiateur de ce documentaire. «J’adore travailler avec lui. Il incarne un anti-autoritarisme et une humilité que j’admire. Il est venu me chercher pour faire ce film, alors que je ne connaissais rien au mouvement horloger de la fin du XIXe siècle. Je lui dis souvent qu’il m’a convertie», raconte-t-elle, en riant. Pour l’instant, son titre de travail est «Mouvement perpétuel», en hommage aux ouvriers qui cherchaient à créer une montre qui ne s’arrêterait jamais… 
Elle rêve d’un revenu de base inconditionnel, financé par les super-riches. «Le statut d’indépendant en Suisse reste très compliqué. En tant que femmes, nos tarifs sont plus bas que ceux des cinéastes hommes. Je n’ose toujours pas demander plus…» Ce thème, elle l’a développé notamment au sein du collectif de la Grève féministe.

Tout est féministe
Camille de Pietro s’est fait connaître avec un film collectif, féministe: Blue vulvettes – le sexe féminin existe. Elle essuiera un orage de critiques masculinistes sur les réseaux sociaux. Mais sa carrière décolle, notamment par la réalisation de nombreux clips de musique, forme qu’elle apprécie énormément. Elle collabore avec l’émission culturelle Ramdam à la RTS, avec des courts métrages personnels. La cinéaste signe le documentaire Dolly, personnalité de la région, qui a tenu son magasin de vêtements jusqu’à son dernier souffle. S’ensuit un moyen métrage Monroe-Lamarr: retour à Mulholland Drive qui propose une plongée vertigineuse dans l’exploitation sexuelle des actrices. Avec le court métrage Joli jardin, elle explore avec sa comparse Sophie Gagnebin, la violence chez les jeunes couples. Et intervient dans des écoles avec des jeux de rôle autour du film. «Même en riant, même dans le jeu, il y a toujours des moments clés. Et ça me donne de l’espoir», explique la trentenaire, en couple. 
Son féminisme est né avec le mouvement #MeToo. «C’est là que j’ai commencé à réaliser le nombre incalculable de violences subies à plein de niveaux.» Ado, elle fréquente plutôt des groupes de mecs. «Je trouvais stylé d’être un “garçon manqué”. Je me sentais en compétition avec les filles. J’ai perdu dix ans de sororité. C’est tellement plus agréable de se sentir reliée aux autres femmes.» Si ses films sont résolument engagés, les manifestations ne sont pas sa tasse de thé. «Ça me stresse beaucoup, et je culpabilise de ne pas réussir à participer à toutes. Mais ma sœur, très militante, m’a beaucoup aidée à dépasser ce sentiment. Je milite à ma façon. Pour moi, tout est politique et féministe.» 
Il est temps de s’extraire de l’arborescence de la pensée de Camille de Pietro, de descendre de La Locomotive. En face, sur un mur, un tag saute aux yeux: «Ni Dieu, ni maître, ni mari.»