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«La pandémie est un accélérateur de la transition numérique»

Solange Ghernaouti devant une oeuvre de l'artiste Vanessa Balci.
© Olivier Vogelsang

Solange Ghernaouti, professeure en cybersécurité à l’Université de Lausanne, pose devant une œuvre de l’artiste Vanessa Balci sur le thème des déchets informatiques dans le cadre du Geneva Health Forum en avril 2018.

L’experte en informatique et en cybersécurité, Solange Ghernaouti, revient sur une année 2020 qui a modifié notre rapport au monde, et sur les défis en cours

Docteure en informatique et experte internationale en cybersécurité et en cyberdéfense, Solange Ghernaouti n’utilise son natel que pour téléphoner et envoyer des sms. Pas d’application, ni même de Google map, la spécialiste du numérique préfère se perdre. C’est déjà dans les années 2000 que la pionnière prend conscience des dérives et des dangers d’Internet, après l’avoir étudié sous tous les angles. Au point de prôner aujourd’hui une sobriété, voire une désobéissance numérique, face aux «injonctions au tout-technologique». Solange Ghernaouti dirige actuellement le Swiss Cybersecurity Advisory & Research Group à l’Université de Lausanne (UNIL) et la Fondation SGH – Institut de recherche Cybermonde. La professeure franco-suisse est l’auteure de nombreux livres et de publications, membre de l’Académie suisse des sciences techniques, de la Commission suisse de l’Unesco et chevalier de la Légion d'honneur. Entretien.


En quoi l’année 2020 représente-t-elle un tournant dans notre rapport au numérique?

La pandémie a été un accélérateur de la transition numérique, avec le télétravail, la généralisation de l’enseignement à distance, le commerce en ligne, l’explosion de la consommation de contenus pour la communication et le divertissement. Cette expérience met en lumière l’importance de la relation humaine et montre que la connexion ne suffit pas pour contrer l'isolement et pallier le manque de lien social. Voir de la danse ou du théâtre en ligne ne se substitue pas à l’expérience partagée du spectacle vivant. En ce sens, la pandémie et les mesures de confinement sont des révélateurs d’expression de besoins fondamentaux qui ne peuvent pas être nourris en restant chez soi, tenus en laisse électronique, surveillés et contrôlés à distance.

Quel regard portez-vous sur le télétravail?

Mis en place dans l’urgence, souvent sans préparation, il induit de grands bouleversements. L’intrusion au sein du domicile du monde professionnel a nécessité une grande flexibilité et une adaptation des personnes et de leur habitat. Mais qui dispose de suffisamment de place et d’un environnement approprié au télétravail permanent? Outre les problèmes organisationnels, les télétravailleurs et les télétravailleuses supportent souvent les coûts indirects du télétravail (loyer, équipement, mobilier, électricité, connexion internet, consommables, etc.), sans oublier le stress induit par la connectivité permanente, la surveillance informatique, l’inconfort de l’usage prolongé d’un écran, les risques de la station assise, la gestion simultanée des activités privées (tâches domestiques, enfants). Autre risque majeur: plus il y a de flux informationnels, plus il y a d’acteurs en ligne, plus le nombre de victimes de la cybercriminalité s’accroît. Le télétravail est attractif pour les criminels. Une explosion des cyberattaques (demandes de rançons, escroqueries…) est ainsi observée.

Leurs conséquences sont différées et souvent indirectes. Le vol de données, par exemple, se réalise par une copie de celles-ci. Ce qui signifie, qu’après le délit, les données originales existent toujours, contrairement au vol d’un bien matériel. Pour les entreprises, prévenir les risques est encore plus difficile avec des employés isolés et à distance. Le télétravail ne doit pas faire oublier l’engagement des personnes qui ont, sur le terrain, permis à la population d’être nourrie, soignée, livrée…

Vous vous êtes positionnée contre l’application de traçage SwissCovid, quel est votre bilan six mois après?

L’application SwissCovid ne tient pas ses promesses. Elle ne satisfait pas les objectifs attendus de protection de la vie privée, de sécurité et de fiabilité. Elle ne détecte pas les contacts de manière fiable mais renforce le pouvoir d’Apple et de Google qui contrôlent le cœur du dispositif et les données. La perte de la maîtrise des données par les usagers et par la Suisse comme la perte de souveraineté sont réelles. Elle est de peu d’utilité pour surmonter la crise sanitaire. En revanche, cela permet de banaliser de telles pratiques et de s’habituer à avoir en permanence un traceur – espion numérique qui enregistre localisations, déplacements et contacts, données qui peuvent être utilisées à d’autres fins que celles sanitaires, comme c’est déjà le cas dans certains pays.

Beaucoup relativisent, disant n’avoir rien à cacher. D’ailleurs nombreux sont ceux à se livrer sur les réseaux sociaux…

Cela suppose d’avoir préalablement défini ce qui est montrable ou non. Ce n’est pas parce qu’on n’a rien de répréhensible à cacher (selon le droit en vigueur dans notre pays) qu’on a envie de vivre sous surveillance numérique 24 heures sur 24. Est-il souhaitable que chacun de nos actes, sentiments, émotions, déplacements, contacts, lectures, dires, écoutes et visions, soient collectés, analysés, interprétés, transformés et marchandisés? La transition numérique est un projet technico-économique et politique. Elle s’inscrit dans une logique capitaliste néolibérale et de gouvernance algorithmique. L’économie numérique est celle de l’attention et de la surveillance. Les réseaux sociaux, les applications et les assistants numériques deviennent incontournables. Les acteurs hégémoniques d’Internet ont construit leur empire et développé leur puissance en transformant les données en argent, la connectivité des objets en pouvoir, en laissant croire qu’il n’y a pas d’alternative possible, qu’il s’agit d’une évolution naturelle au service de l’humanité.

Beaucoup d’utilisateurs du réseau Whatsapp – qui a annoncé vouloir partager ses données avec Facebook – déchargent l’application au profit du réseau Signal. Assiste-t-on à une prise de conscience?

Découvrir que ses communications, photos, contacts et données font l’objet d’un commerce, c’est admettre avoir été naïf jusqu’à présent. Changer pour Signal et dépendre d’un autre fournisseur américain en espérant que les conditions d’utilisation ne seront pas modifiées ou que le prestataire ne sera pas racheté par une multinationale (comme l’a été Whatsapp par Facebook en 2014 pour 19 milliards de dollars), c’est continuer à ignorer la réalité de l’économie numérique. Peut-on réellement croire qu’un service planétaire de mise en relation et d’échanges puisse être gratuit? Signal est une entreprise américaine soumise aux lois américaines y compris celles de la surveillance. Peu d’information est disponible sur les garanties de confidentialité qu’elle offre réellement.

La Confédération dit vouloir augmenter sa souveraineté numérique. Or, son appel d’offres pour un Swiss Cloud favoriserait les géants américains notamment Microsoft…

La souveraineté numérique pose la question de notre dépendance aux sociétés étrangères qui ont un temps d’avance. Voulons-nous continuer à nous soumettre à leurs conditions imposées et modifiables de manière unilatérale? Microsoft, par ses services, est omniprésent dans toutes nos activités, y compris à l’école. Des enfants qui vont, par habitude et commodité, continuer à utiliser ses services. On assiste à un colonialisme numérique et à un formatage des esprits et des comportements, le tout sur fond de captation et de monétisation des données.

La prochaine votation sur la privatisation de l’identité électronique n’est-elle pas tout aussi inquiétante, comme la mise en place de la 5G sans concertation de la population?

Oui, déléguer à des acteurs privés la gestion des passeports électroniques constitue une perte de prérogative et de souveraineté de l’Etat, mais aussi et surtout un risque inadmissible de dérives et d’usages abusifs des données des citoyens. La non-prise en compte des avis négatifs de la population concernant la 5G est une démonstration de plus de la priorité accordée aux lobbies des acteurs du numérique.

En Chine, un QR code pour payer ses achats ou pour montrer son état de santé se généralise. Au point qu’il n’est plus possible de sortir sans son smartphone (et bien sûr de ne pas avoir de smartphone). Va-t-on en arriver là?

Cela est en passe de devenir une réalité en Suisse, des incitatifs sont à l’œuvre pour tout faire en ligne, payer, accéder à des services… Le smartphone est à la fois un moyen de contrôle et un sésame pour exister. Le marché de la surveillance est mondial et en pleine expansion. Si l’on ne réagit pas, on n’y échappera pas. En Chine, les caméras, la reconnaissance faciale, le crédit social constituent un système de récompenses-punitions. Nous nous y habituons par le biais d’applications, de cartes de fidélité, qui permettent d’obtenir des bonus de bon citoyen-consommateur. Et aussi en donnant des contenus et des notes, via le smartphone, qui en retour propose des services personnalisés.

Comment imaginez-vous l’avenir?

L’informatisation de la société répond au besoin d’optimiser la gestion, d’industrialiser les traitements, de mécaniser et de remplacer l’humain par la machine, y compris dans ses tâches cognitives. Elle admet implicitement que le système informatique est plus efficace et plus rentable. Nous nous trompons en pensant que le numérique résout tous les problèmes sans en générer d’autres. Pour tirer parti des possibilités technologiques, il faut maîtriser les risques et ses impacts négatifs. Ce qui n’est pas le cas. L’avenir sera serein à condition que la fuite en avant technologique, inscrite dans une course optimisatrice qui norme, évalue, automatise, contrôle les comportements et qui remplace l’humain par des machines, s’arrête.

Vous en appelez à une sobriété numérique, et même à une désobéissance numérique…

L’urgence climatique se double d’une urgence numérique. Les technologies sont extrêmement voraces en matières premières et en énergie, leur recyclage est très faible. L’impact environnemental du numérique est supérieur à celui du trafic aérien et est en pleine croissance. Consommer moins et mieux est impératif. Le risque d’un effondrement par l’épuisement des ressources est réel. Notre dépendance au numérique est grandissante, la société se fragilise. La sobriété consiste à trier nos besoins, à éviter les gadgets et les futilités électroniques, à renoncer à des usages ou encore à désobéir à certaines injonctions comme celle, par exemple, de la connexion permanente. Il est grand temps de se demander quelles technologies peuvent répondre à nos besoins réels et comment y parvenir au mieux en termes écologiques. Vivre dans une société hyperconnectée, déshumanisée, de l’autosurveillance, de l’évaluation permanente, de la gouvernance algorithmique ne me fait pas rêver. Comment les générations futures nous considéreront si nous ne faisons rien pour produire d’autres futurs, alors que nous savions et que nous avons laissé faire?

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