Après six mois de blocage, le bateau de sauvetage de SOS Méditerranée est de nouveau en mer pour secourir les embarcations à la dérive entre la Libye et l’Italie
Marseille, lundi 11 janvier 2021, 9h du matin, l’Ocean Viking, navire de sauvetage de l’ONG SOS Méditerranée, lève l’ancre. A son bord, des marins, des sauveteurs, une équipe médicale. Direction la zone maritime entre la Libye et l’Italie, là où la majorité des embarcations chavirent: 960 morts noyés rien qu’en 2020 dans cette région, plus de 20000 dans l’ensemble de la Méditerranée depuis 2014 (selon les chiffres de l’Organisation internationale pour les migrations) sans compter celles et ceux qui disparaissent sans laisser de trace. La Grande Bleue est devenue une fosse commune.
Après cinq mois de blocage à quai en Sicile, le bateau de l’ONG a été libéré le 21 décembre. Il a rejoint Marseille où l’équipage a respecté une quarantaine stricte, avant de reprendre la mer pour secourir enfants, femmes et hommes.
A terre, Caroline Abu Sa’Da, fondatrice et directrice de l’association suisse de SOS Méditerranée, ne cache pas son soulagement et son espoir de sauver des êtres humains de la noyade. Au bout du fil, une heure et demie après le départ de l’Ocean Viking, elle raconte.
Comment vivez-vous ce moment de libération de l’Ocean Viking?
C’est beaucoup d’émotions, car on nous a empêchés pendant cinq mois de sauver des vies. Durant ce temps, nous avons travaillé intensément pour répondre aux exigences nouvelles des autorités italiennes qui ont changé leur interprétation des normes de sécurité. Pendant ce temps, des êtres humains coulaient.
Comment expliquez-vous ces blocages administratifs, politiques et judicaires à l’encontre des bateaux de sauvetage des ONG. Alors que ces dernières, tels que Sea-Eye, Sea-Watch et Open Arms en plus de la vôtre, pallient les manquements des Etats?
C’est incompréhensible. Ce que l’on rappelle à chaque sauvetage, c’est qu’il existe une obligation légale de porter secours en mer, et de permettre un débarquement sûr et rapide. Ce que bafouent les Etats. Les entraves touchent non seulement les ONG, mais aussi la marine marchande. En août, un pétrolier a porté secours à 27 personnes (dont une femme enceinte et un enfant, ndlr), et s’est retrouvé bloqué pendant 40 jours, car aucun pays ne voulait les laisser débarquer.
Où en est l’Union européenne dans sa politique migratoire?
La pandémie n’a rien arrangé. Toutes les négociations sont au point mort. Et c’est le cas pour beaucoup d’autres sujets. En 2019, les Etats s’étaient mis autour de la table pour qu’une prérépartition ait lieu avant les débarquements. Car l’Italie, comme d’autres pays côtiers telles la Grèce et l’Espagne, ne peut pas gérer cette situation seule. Avec l’accroissement des contrôles en Méditerranée centrale, le nombre de départs sur les Canaries ou en direction de la Grèce ont augmenté. Le problème des responsabilités est central. La Suisse en participant à Frontex est partie prenante de ce qui se passe, tout comme chaque citoyen qui élit son gouvernement. C’est donc aussi à nous d’interpeller nos élus. Le 18 décembre dernier, le Conseil national, avec 100 voix contre et 90 pour, a malheureusement rejeté la pétition «Faire cesser les noyades de migrants en Méditerranée» qui demandait des mesures pour sauver les migrants en Méditerranée…
Après le choc et la vague d’indignations à la suite de la mort d’Aylan Kurdi, enfant de 3 ans retrouvé mort sur une plage turque le 2 septembre 2015, la solidarité est-elle retombée?
Oui, alors qu’il y a toujours autant d’enfants qui meurent en mer. L’empathie se perd. La pandémie a encore davantage précarisé une partie de la population et focalisé tous les débats. Or, les Nations Unies estiment que, pendant les six premiers mois de 2020, les migrations ont augmenté de 250% via la Méditerranée. Et donc, fatalement, il y a eu de nombreux naufrages invisibles, en plus des corps retrouvés sur les plages libyennes et tunisiennes. A travers nos campagnes de sensibilisation, nous essayons de faire comprendre aux gens ici que ça pourrait être nous, que nous faisons tous partie de la communauté humaine, que les démocraties sont fragiles, à l’image de ce qui se passe aux Etats-Unis. C’est une question éthique: faire aux autres ce que tu aimerais qu’on te fasse. Il s’agit d’être conscient de notre chance d’être né ici et pas ailleurs. Aucun parent au monde ne met son enfant dans une embarcation pourrie par choix. C’est une question de survie.
La situation en Libye est désastreuse. Et pourtant des garde-côtes libyens ont été formés par Frontex, l’agence européenne de contrôle des frontières…
En 2018, la responsabilité des autorités italiennes et maltaises de contrôle de la zone maritime a été en partie donnée aux garde-côtes libyens. C’est très bien de les responsabiliser et de les former, mais pas en sachant que ces derniers renvoient ensuite les migrants dans des camps effroyables...
Concrètement que va faire l’Ocean Viking ces prochains jours?
Remonter sur zone, entre la Libye et l’Italie, et secourir des embarcations. Si ces dernières sont moins nombreuses en hiver, il y a aussi moins de navires de sauvetage pendant cette période. La mer est plus agitée et les risques d’hypothermie sont plus élevés à cause du froid. Nous pouvons accueillir environ 250 personnes à bord. Tous les aménagements ont été faits dans le bateau pour pouvoir isoler les personnes qui auraient des symptômes de Covid. Le protocole est strict, avec des combinaisons de protection, un sas de désinfection, des masques et du gel hydroalcoolique en quantité bien sûr. Nous demanderons ensuite un plan de débarquement dans un des centres de coordination des secours en mer. Puis, il y aura ensuite une quarantaine pour l’équipage, avant un nouveau départ.
Vos vœux pour 2021?
Nous espérons qu’on puisse débarquer sans attendre – car la situation est toujours fragile à bord avec des rescapés qui ont vécu le pire – et ne pas être bloqués ensuite. Nous souhaitons pouvoir être en mer autant que possible pour sauver le plus de vies possible. Plus largement, nous demandons un système européen de prérépartition avant débarquement. Et, idéalement, la mise en place d’un système européen de recherche et de sauvetage. J’avoue ne pas trop y croire, mais j’aimerais que les Etats européens me surprennent dans ce sens.
Pour davantage d’informations, voir sur: sosmediterranee.ch