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Noir au travail

Manifestation dénonçant le racisme à Lausanne.
© Olivier Vogelsang

Des manifestations dénonçant le racisme ont eu lieu dans différentes villes de Suisse comme ici à Lausanne, à la suite de la mort de George Floyd tué le 25 mai dernier à Minneapolis, dans le Minnesota aux Etats-Unis, par un policier blanc.

Denise Efionayi, chercheuse à l’Université de Neuchâtel, s’exprime sur le racisme anti-Noir au travail. Interview, témoignages de victimes et point de vue d’une avocate

Un homme noir décède sous le genou d’un policier aux Etats-Unis et ce sont les foules du monde entier qui crient leur révolte. En Suisse, le racisme anti-Noir au travail se manifeste sous diverses formes: discrimination à l’embauche, harcèlement basé sur la couleur de peau, freins pour accéder à de hautes fonctions. Denise Efionayi, chercheuse au Forum suisse pour l'étude des migrations et de la population (SFM) de l’Université de Neuchâtel, connaît bien la problématique pour avoir mené des travaux pour le compte de la Confédération[1].


Comment vivez-vous les manifestations actuelles en Suisse entourant le meurtre de Georges Floyd?

Je suis partagée. D’une part, je suis très contente qu’on parle de racisme, c’est une question qu’il vaut mieux aborder de front; de l’autre, ça m’agace, parce que je pense qu’on n’avait pas besoin de ça pour en parler, puisqu’on a, nous aussi, des problèmes de racisme. J’aurais préféré que la discussion vienne d’ici. Ces dernières années, il y a eu plusieurs cas dans le canton de Vaud[2] qui ont beaucoup marqué les collectivités noires de Suisse.

Qu’est-ce qui est spécifique du racisme anti-Noir?

Sur la base de nos études, il s’est avéré qu’il y a une gradation des racismes. Il y a encore cet héritage d’une pseudo-science raciste, qui classait les populations et où les Noirs se trouvaient souvent tout en bas de l’échelle, près du monde animal. Ces archétypes sont vieux de plus de 200 ans, ils sont liés à l’histoire de l’esclavage et ont laissé une empreinte dans notre mémoire collective. Encore aujourd’hui, une étude a montré que 24% des Suisses pensent que, «à long terme, la présence des Noirs en Suisse va mettre en danger notre culture»[3].

La Suisse n’ayant pas de passé colonial, ne se considérerait-elle pas préservée de tout ça?

Toutes sortes d’excuses sont avancées. Quand la question du post-colonialisme a été soulevée, la Suisse s’est défendue en disant qu’elle n’avait jamais eu de colonies. Pourtant, c’est un des premiers pays globalisés. Au début du XXe siècle, elle était très active dans le commerce international. N’oublions pas qu’elle a aussi financé l’esclavage. En France, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, on a dû mettre ces problèmes sur la table. En Suisse, le débat pouvait être contourné, car il n’y avait pas de pression pour le mener.

Quelles sont les bases du racisme anti-Noir dans le domaine du travail?

Le monde du travail est une problématique particulière, car il y a un stéréotype bien ancré que les Noirs sont instinctifs, très doués pour la musique, mais pas forcément très intelligents. Il y a cette opposition animalité-esprit. Et donc, effectivement, il y a parfois encore, chez certains employeurs et collègues, l’idée que les Africains doivent plus travailler pour comprendre la même chose. Je vois là l’empreinte inconsciente du racisme pseudo-scientifique. Cette spontanéité, cette propension à l’émotion qu’on prête aux Noirs est en opposition à ce qu’on attend d’un certain professionnalisme. Il y a aussi l’idée de l’Africain un peu paresseux, surtout les hommes, moins les femmes.

Et comment se manifeste-t-il?

Un Noir doit plus faire ses preuves. Il y a un parallèle à établir avec le sexisme. La progression hiérarchique est plus difficile, parce qu’on pense que la personne noire ne serait pas trop bien acceptée par les autres ou parce qu’on ne la considérerait pas capable. Une étude en milieu hospitalier a montré que certains patients ne font pas confiance à la personne noire. Face à ce problème, des hiérarchies mettent les choses au clair alors que d’autres les banalisent. Beaucoup de Blancs n’ont pas envie de s’occuper de ce problème. J’ai l’exemple d’un homme nigérian responsable d’une équipe essentiellement constituée de Portugais. L’équipe a fait corps pour s’opposer à cette autorité et le responsable a finalement choisi de quitter son poste. Sa direction ne l’avait pas suffisamment soutenu. Les employeurs n’ont pas forcément envie d’être confrontés à ce problème. Faire abstraction du racisme, c’est un luxe de Blanc. Un Noir, lui, ne le peut pas.

Selon une enquête de l’Office fédéral de la statistique[4], les personnes interrogées admettent en majorité avoir des stéréotypes, positifs et négatifs sur les personnes noires, mais la plupart rejettent l’existence d’un racisme anti-Noir. Selon vous, ces stéréotypes ne seraient-ils justement pas une manifestation du racisme?

Oui, catégoriser les personnes peut relever d’une attitude raciste. Je pense qu’on l’est tous un peu, parce qu’on est tous marqués par des stéréotypes culturellement transmis depuis longtemps. Il y a toutefois des gradations et certaines personnes sont prêtes à réfléchir et à considérer qu’elles peuvent l’être. Personne n’est à l’abri du racisme: il s’exprime dans la famille, au sein d’un couple mixte, etc. Beaucoup de Noirs ne parviennent pas à avoir une conversation franche avec des Blancs parce que, dès qu’ils osent dire qu’une remarque est raciste, c’est mal reçu. Le racisme quotidien qu’on ne discute pas et qu’on banalise trop souvent est aussi lourd. J’ai été surprise lors de l’étude que ce thème soit aussi sensible. Certains se retirent dans leur communauté noire à cause de ça. Le problème de ce racisme quotidien, c’est la répétition, qui use. Chaque chose prise séparément n’est pas forcément gravissime, mais l’accumulation à longueur de journée devient pénible. Des études ont même montré que des discriminations provoquent un stress et nuisent à la santé.


[1] Etat des lieux du racisme anti-Noir en Suisse, 2017.

[2] Hervé Mandundu, tué par balle le 6 novembre 2016 par un policier, chez lui; Mike Ben Peter, mort le 1er mars 2018 après avoir été plaqué au sol par six policiers; Lamine Fatty, trouvé mort dans une cellule de police le 24 octobre 2017.

[3] Enquête Vivre ensemble en Suisse, 2017, de l’Office fédéral de la statistique.

[4] «Les Noirs en Suisse», 2018 (fait partie de l’enquête Vivre ensemble en Suisse).

Témoignages

Manipulations et rabaissements quotidiens

«Je travaille dans une société de transport en tant que chauffeur de car. Lorsque j’ai commencé, un collègue m’a pris comme marionnette. Il me demandait des services à répétition auxquels je répondais toujours favorablement. Un jour, j’ai décidé que ça suffisait et j’ai commencé à lui dire non. Là, il s’est mis à me rabaisser avec des paroles telles que “Toi, ne parle pas beaucoup, parce que, nous, les Blancs, on n’aime pas trop quand les Noirs parlent trop” ou “Ne me coupe pas la parole, tu es un gros malhonnête.” Il s’est aussi mis à me faire des remarques sur ma manière de conduire. Lorsqu’il est devenu chef de team, la situation a empiré. Il a trouvé trois autres personnes ayant les mêmes idées que lui et qu’il s’est mis à utiliser comme pions pour m’accuser de prétendues fautes professionnelles. Du genre: “Les autres m’ont dit qu’ils t’ont vu rouler trop vite.”  Il me charge auprès des supérieurs de fautes que je n’ai pas commises. Ses manipulations et ses rabaissements sont quotidiens. Il veut me pousser au licenciement ou au départ volontaire. Certains collègues observent le harcèlement, mais ils n’ont pas la force de le dire collectivement par peur des représailles. Moralement, c’est très dur. Mais j’ai besoin d’être en forme moralement pour bien faire mon travail.»

Regard de supériorité

«Je suis arrivée en Suisse à l’âge de 7 ans. Enfant, un monsieur m’a insultée dans la rue sans que ni la maîtresse, ni les camarades ne réagissent. A l’Université, un professeur m’a dit que je n’arriverais pas à prononcer son nom germanique. Comme j’y suis arrivée, il m’a complimentée de ma “remarquable intelligence africaine, devant une assemblée, sans que de nouveau, personne ne bronche. J’étais révoltée et, au fil des années, j’ai compris que je devais être meilleure que les autres. On avait un regard sur moi de supériorité. Heureusement, mes parents avaient des diplômes d’écoles occidentales, ce qui m’a épargné le complexe d’infériorité et ne m’a pas freinée pour évoluer plus ou moins normalement dans des milieux professionnels qualifiés. Durant une période de chômage, un conseiller de l’ORP m’a épaulée en cherchant à comprendre pourquoi je ne trouvais rien avec mes compétences linguistiques. Il s’est renseigné auprès d’employeurs qui lui ont dit que des «personnes comme moi» avec ces qualifications, c’était nouveau, et que cela soulevait de la méfiance. Actuellement, j’enseigne dans une institution ouverte à des personnes issues de minorités. En parallèle, je cherche un poste à responsabilité et quand j’apprends qui obtient la place, je réalise que c’est forcément une personne suisse de l’origine la plus courante. Ça me choque d’autant plus que d'autres personnes qualifiées issues des minorités rencontrent le même problème d'emploi. Je suis étonnée du silence des autorités vaudoises dans le contexte actuel et j’espère que cette problématique trouvera des solutions concrètes dans le canton.»

Différence de traitement

«Il y a 23 ans, j’ai trouvé un boulot dans une société de nettoyage. Lors de l’entretien, le directeur m’a dit: “Les Africains dorment la journée et pas la nuit!”  Qu’est-ce que j’avais bien pu faire pour qu’il me dise ça? Toujours est-il que j’ai eu de très bons rapports avec mes collègues et qu’à cette époque, le racisme au travail, je ne savais pas encore ce que c’était. Bien sûr, je me suis fait contrôler plusieurs fois par la police, arrêter à de nombreuses reprises à la douane. J’ai essuyé des propos racistes des uns et des autres, auxquels j’ai donné suite en portant plainte ou en écrivant des courriers. Puis, en tant que soignant dans un grand hôpital, j’ai vécu une expérience difficile. Quand je suis arrivé dans l’équipe, je n’ai pas bénéficié des mesures d’accompagnement habituelles. Pourtant, d’autres collègues qui ont commencé en même temps que moi ont été accueillis normalement. Un collègue infirmier comme moi avait des propos racistes déguisés et demandait à notre supérieur de me faire licencier. Il se comportait de manière délétère. Je me suis longtemps demandé ce que j’avais fait pour mériter une telle différence de traitement. Dans le passé, je me suis fait insulter de nègre par des patients. J’ai compris, ce n’était pas grave, ils étaient malades. Mais un professionnel de santé qui fait ça, non. Je vais demander à ce que la direction examine l’attitude de ce monsieur. Je n’ai pas envie qu’il fasse subir ça à d’autres. Je suis content en Suisse et ça va bien, mais il y a des personnes qui abusent de leur autorité.»


«Le racisme ordinaire, encore plus dangereux»

Le point de vue de Brigitte Lembwadio, avocate associée à l’étude BLK Consulting à La Chaux-de-Fonds

«Il y a le racisme brut, mais aussi le racisme ordinaire, encore plus dangereux, car il a des conséquences sur la santé. Je me rappelle d’une dame travaillant dans le domaine de la santé. Face au harcèlement grossier dont elle faisait l’objet de la part de sa supérieure et de collègues (bruits de singes, nez bouché à son passage), elle a développé une affection cardiaque. Etant proche de la retraite, cela a marqué la fin de sa carrière. On a pu négocier une année de salaire, mais les personnes en poste ont pu continuer de sévir. Je pense également à une personne travaillant dans une entreprise depuis des années. Des collègues ont commencé à épingler sur le mur des images de singe avec son nom. Cela a duré un certain temps. On a approché l’employeur qui a ouvert une enquête, sanctionné les responsables et offert la garantie que cela ne se reproduirait plus. Mais pour la personne visée, ce n’était simplement plus possible de collaborer avec ces gens-là. Elle n’a pas réussi à revenir travailler et s’est finalement fait licencier. C’est terrible car, dans ce cas, malgré le soutien de l’employeur, il n’y avait que peu de marge de sanction contre les agresseurs sous l’angle du droit du travail. Ils ont reçu un avertissement mais un licenciement immédiat pour justes motifs n’aurait pas forcément été confirmé par un tribunal. J’ai également eu le cas d’un homme travaillant au sein de l’administration fédérale, très qualifié, même par rapport à ses chefs. Face au racisme pesant qu’il subissait, il a tenu une année, puis a démissionné. Ce que je trouve terrible, c’est que, quand vous osez vous plaindre, on vous traite d’hypersensible, d’émotionnel. On ajoute du mépris sur le mépris. Or, le racisme anti-Noir est très objectif. Qu’on arrête de croire que c’est subjectif.»

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