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Pas égaux devant le temps partiel

Un père change son bébé.
© Helena Lopes/Pexels

Le temps partiel fait peu à peu son chemin chez les hommes. Les stéréotypes de rôles face à la paternité restent bien ancrés dans la population. Les femmes représentent encore trois quarts des personnes ayant un taux de travail réduit.

Les hommes sont de plus en plus nombreux à travailler à temps partiel, mais les stéréotypes de genre ont la vie dure. Entretien avec le sociologue Jacques-Antoine Gauthier de l’Université de Lausanne

Le temps partiel augmente fortement en Suisse, et surtout dans la gent masculine. C’est ce que montre l’enquête suisse sur la population active (ESPA) de l’Office fédéral de la statistique (OFS) publié fin avril.

Plus d’un tiers des 4,5 millions de personnes actives ont travaillé à temps partiel en 2022. En l’espace de dix ans, l’augmentation est plus forte chez les hommes: +43,3% – ce qui porte leur nombre à 387000 (16% des travailleurs). Elle est de +7,8% chez les femmes – 1,212 million (56,8% des travailleuses). Ces dernières représentent toutefois encore 75,8% des personnes à temps partiel (contre 80,6% en 2012). La majorité sont des mères actives, dont le plus jeune enfant a moins de 15 ans.

Les salariées et les salariés avec des fonctions dirigeantes travaillent plus rarement à temps partiel et, dans ces postes, l’écart est grand entre les deux sexes: 43,3% de femmes contre 9,9% d’hommes. Quant aux raisons de travailler moins, les premières mentionnent le plus souvent les enfants et les obligations familiales, quand les deuxièmes mettent en avant la formation. Quelque 6% des femmes et 9,2% des hommes mentionnent n’avoir pas trouvé un emploi à plein temps. Et 10% des travailleurs, contre 4% des travailleuses, bossent à temps partiel pour cause de maladie ou de handicap. Un seul motif a le même degré d’importance pour les deux sexes: le «manque d’intérêt pour un travail à plein temps».

En Europe, la moyenne est de 17,7% de personnes à temps partiel. Aux Pays-Bas, elles sont les plus nombreuses avec 42,9%. La Suisse se classe en 2e position avec 37,9%. Beaucoup plus que ses voisins: 29,6% en Autriche, 28,3% en Allemagne, 17,7% en Italie, 16,4% en France. Partout, les femmes sont plus nombreuses: trois fois plus en Suisse, comme dans la plupart des pays; deux fois plus dans les pays scandinaves…

Le point avec Jacques-Antoine Gauthier, sociologue et maître d’enseignement au Centre de recherche sur les parcours de vie et les inégalités de l’Université de Lausanne.


Le temps partiel augmente chez les hommes, preuve du changement des mœurs?

Globalement, la tendance est à moins de rigidité dans le dogme du travail à 100% pour les hommes. Mais cela évolue lentement. La nuance est de mise, car certaines personnes ne décident pas de leur taux de travail. De surcroît, le recours au temps partiel n’est pas uniforme dans la société et très inégal d’une profession à l’autre. Le taux d’occupation diffère également: les hommes sont très rarement en dessous de 80%, alors que les femmes travaillent plutôt entre 50% et 80%. Dans les couples avec enfants, la norme est de 1,5 salaire: 100% pour le père et 50% pour la mère.

La manière de vivre le temps partiel est-il différent?

Des enquêtes montrent que les hommes choisissent beaucoup moins le temps partiel que les femmes. Pour eux, cela correspond souvent à un accident de parcours ou à une période intermédiaire pour une formation, ou entre deux postes de travail. Dans une enquête que j’ai menée auprès de jeunes en fin de scolarité, il y a quelques années, les filles mentionnaient souvent les enfants comme raison potentielle au temps partiel, alors que les garçons l’imaginaient plutôt pour une formation ou des loisirs. Ceux-ci n’anticipaient pas du tout la charge domestique et familiale.

Que pensez-vous de l’étude zurichoise (lire encadré) qui a fait grand bruit…

J’ai suivi le buzz, mais je n’ai pas eu connaissance de la manière dont les analyses ont été menées. Reste que les résultats m’ont beaucoup surpris et me semblent a priori le fruit d’interprétations acrobatiques pour le moins discutables, car ils contredisent ceux de nombreuses études. Bien sûr, le confort économique est un facteur de qualité de vie. Les gens ne sont pas masochistes. De surcroît, si c’est être traditionnel que de vouloir vivre en couple et créer une famille heureuse, cela me paraît réducteur. L’humain a heureusement encore besoin de liens et d’affection, nettement moins d’essentialisation.

Observez-vous toutefois des postures différentes des jeunes générations face au travail et au temps partiel?

Oui, ça avance, mais les stéréotypes de rôles restent très forts chez la majorité des gens. Souvent, c’est encore difficile, vis-à-vis de son entourage ou de son employeur, voire de soi-même, d’adopter des modèles alternatifs. La transition à la parentalité est toujours extrêmement structurante. Même si la manière de vivre cette transition a changé depuis les années 1960 ou 1970, des systèmes de valeurs genrés résistent. Comme, par exemple, l’idée qu’un homme passe à côté de quelque chose – sa carrière donc – s’il reste au foyer, et qu’une femme passe à côté de quelque chose – la maternité – si elle travaille à 100%. Si les intentions idéales égalitaires sont plus fortes qu’avant, les réaliser est encore très compliqué.

Quels sont les principaux facteurs qui expliquent ces différences?

Les inégalités salariales sont l’un des facteurs essentiels de la différence des taux de travail entre hommes et femmes. Et cette situation se fabrique de surcroît très tôt, tant les filières sont sexuées, avec des métiers majoritairement féminins dévalorisés. Un autre facteur souvent mentionné dans les études, qui renforce ces rapports normatifs, c’est l’absence de congé parental pour les hommes à l’arrivée d’un enfant. La parentalité renforce l’assignation des rôles entre le travail domestique et le travail rémunéré.

La Commission fédérale pour les questions féminines recommande aux couples avec enfant un taux de 70% pour chacun. Est-ce la formule magique? 

Cette répartition vise un optimum en termes d’équité et d’égalité, d’avantages socioéconomiques – notamment liés au 2e pilier et autres assurances sociales – de la possibilité de se réaliser dans le monde professionnel, tout en étant disponible pour sa famille. Mais ce qu’on observe, c’est que, même si l’homme est à temps partiel, et même dans le cas où la femme travaille à 100%, le premier participe toujours moins aux tâches domestiques, et encore moins à la charge mentale, rarement partagée, liée à l’organisation familiale.

Quelle est la situation de la Suisse par rapport aux autres pays européens? 

On donne souvent l’exemple des pays scandinaves comme plus égalitaires, car le taux de mères occupant des postes de cadres est plus haut qu’ailleurs. Il y a probablement plusieurs explications à cela, mais il est vrai qu’ils offrent un congé parental significatif et un accès aux crèches plus favorable, autant de mesures qui permettent de réduire les inégalités.

A Berne, une motion PLR veut diminuer les aides à l’assurance maladie pour ceux qui choisissent de travailler moins «par confort»…

Les forces conservatrices montrent que l’idéal d’égalité qu’on croit naïvement être partagé par tous ne l’est pas. Par ailleurs, si on travaille de moins en moins et que le temps partiel est de plus en plus vu comme une forme d’émancipation, cela reste un privilège de nantis de pouvoir renoncer à 20% ou 30% de son salaire. La question de la revalorisation des salaires se pose. Car pouvoir être plus souple dans son timing, plutôt que de courir après le temps, peut être salvateur pour soi, sa famille et pour la société. Des économistes très sérieux ont montré que la question du revenu de base inconditionnel (RBI) méritait d’être attentivement considérée et j’y souscris. C’est un débat complexe et je ne prétends pas avoir la solution. Mais, à mon sens, le RBI porte un grand rêve de redistribution des richesses, et des valeurs comme le luxe de travailler moins, ce qui pourrait générer davantage d’égalité, de solidarité et moins de pression écologique.

Un buzz biaisé

Dans son édition du 15 mai, Le Temps est revenu sur l’étude de l’Université de Zurich et la manière discutable dont la SonntagsZeitung l’a relayée en concluant que les étudiantes auraient peu d’ambition professionnelle et préférerait à terme un homme assurant le revenu principal de la famille. Une vision traditionaliste en somme, mais qui ne serait en fait qu’un très mauvais résumé de l’étude dont le sondage comporterait, de surcroît, de nombreux biais, comme l’impossibilité pour les personnes ne souhaitant pas travailler à plein temps de préciser si elles veulent faire carrière ou pas. Par ailleurs, l’étude montrerait plutôt une tendance générale: les jeunes, quel que soit leur sexe, porteraient moins d’intérêt à faire carrière. Peut-être, comme le suggère l’article du quotidien romand, parce que la nouvelle génération souhaite privilégier qualité de vie et liens sociaux plutôt que travail et stress? Il est par ailleurs mentionné que seule une petite minorité, en devenant parent, espère que son partenaire travaille à 100%.

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