Promouvant le réemploi et les matériaux alternatifs au béton, l’architecte Alia Bengana œuvre à la transition écologique.
Entre deux trains, l’architecte Alia Bengana nous accorde une pause-café à Lausanne. «Le train est devenu mon bureau», résume l’architecte, qui vit dans le Chablais et enseigne à l’EPFL à Ecublens et à la Haute école d’architecture et d’ingénierie à Fribourg.
Nomade dans l’âme, elle aime changer d’horizons, mais surtout rebattre les cartes de sa vie.
Tout commence en Algérie, en 1975. Alia naît et grandit à Alger, dans un milieu privilégié et ouvert. Ses parents, avocats de métier, habitent une maison ancienne transformée par un ami, le célèbre architecte Fernand Pouillon, alors installé dans le pays, qui a reconstruit notamment le port de Marseille et des logements en pierre de taille. Une source d’inspiration pour la petite fille d’alors.
A 15 ans, Alia, accompagnée de sa maman et de sa plus jeune sœur, déménage à Paris. «Le lycée français à Alger n’était plus ouvert aux Algériens. Et ma mère enseignait le droit dans une faculté où de premiers foyers islamistes commençaient à poindre. Elle a donc préféré partir. Mon père, lui, est resté… jusqu’à aujourd’hui. Cela n’a pas été facile de quitter mes amies, ni de m’en faire de nouvelles. Mais tout s’est ouvert lorsque j’ai commencé mes études d’architecture», se souvient-elle.
Passionnée, elle étudie notamment à Rome et par la suite à Zurich, obtient en 2006 une bourse aux Etats-Unis pour étudier les labels dans la construction. «J’ai réalisé qu’ils ne répondaient pas du tout aux enjeux écologiques», explique Alia Bengana. C’est le premier déclic pour celle qui ne jure alors que par le béton.
Elle travaille, entre autres lieux, à Barcelone, en Italie et en Chine. En rentrant de Shanghaï, elle rencontre son futur époux, l’artiste suisse Claude Baechtold (qui sort en ce moment son film Riverboom), également de retour de l’Empire du Milieu.
Avec lui, lors d’un voyage à Timimoun, dans le désert algérien, elle découvre la formidable résilience de la terre crue face aux températures extrêmes. Or, le béton y est de plus en plus utilisé, car perçu comme un signe de modernité et de richesse. Même si le sable pour le mélange doit être, comble de l’absurde, importé d’Alger, celui du désert étant trop fin.
Le jeune couple de baroudeurs s’installe à Paris. Pour un temps seulement.
La Suisse et le béton
En 2020, le Covid et leurs deux jeunes enfants motivent le couple à s’installer dans la paisible campagne suisse, à Ollon plus exactement, dans la région natale du jeune père. Mais sous la tranquillité apparente, à deux pas de chez eux, les foreuses creusent dans un champ agricole, à la recherche de sable pour produire du béton. Un nouveau far west pour celle qui entame alors, avec son mari, une enquête sur cette matière pas encore remise en question. De nombreux articles seront publiés dans Heidi.news, avant et pendant la Zad du Mormont. Le tout-béton se fissure.
Parallèlement, Alia Bengana décroche des postes d’enseignement en Suisse romande. «Tout s’est aligné pour rester ici. Et j’en suis très heureuse. J’aime le côté plus horizontal de la Suisse, par rapport à la France qui est très pyramidale, sa petite taille qui m’a permis de créer facilement un réseau dans le domaine des matériaux alternatifs, et de continuer à apprendre beaucoup.»
Ce printemps, la BD Béton. Enquête en sables mouvants a été publiée par le couple. Avec, pour les dessins, Antoine Maréchal, architecte et illustrateur. Ce livre, véritable mine d’informations sur le monde de la construction, ne manque ni d’humour ni de nuances, car l’architecte refuse tout manichéisme. Avec pédagogie et précision, la coautrice décortique l’impact du béton sur l’environnement. A commencer par le sable, deuxième matière la plus exploitée du monde (après l’eau), ratissé illégalement sur les plages des Caraïbes ou exploité dans les gravières des géants Holcim et Orllati, mettant à mal les forêts et la biodiversité d’ici et d’ailleurs. La production extrêmement polluante du ciment y est également expliquée; tout comme l’exportation des terres d’excavation et des déchets de chantier. Rien que le canton de Vaud (de Genève aussi) produit l’équivalent du volume de la pyramide de Khéops chaque année.
La transition socioécologique
Pour Alia Bengana, tout est encore à faire: «Par rapport à d’autres pays, la Suisse a beaucoup de retard. Le label Minergie est clairement insuffisant. Seul Minergie P-Eco tient la route et ne représente même pas 2% des bâtiments de ce pays. Si, heureusement, des améliorations sont en cours, les encouragements à la construction écologique manquent encore. On démolit à tout-va dans ce pays, au point d’envoyer les terres d’excavation en France. Dans certaines hautes écoles, le techno-solutionnisme est l’unique voie. Beaucoup d’étudiants, pourtant conscients des enjeux climatiques, demandent des formations low-tech comme l’initiative Rebuilt à l’EPFL. Alors que ma génération ne jurait que par Le Corbusier et le béton.» Elle souligne le surdimensionnement des projets, le gaspillage, le manque de volonté politique de valoriser les filières de matériaux écologiques, tels que la paille, le chanvre, le lin, le bois suisse, la terre crue...
«Je reste optimiste. Ça bouge. J’ai été par exemple invitée par la Ville de Vevey à participer à un atelier sur la généralisation du réemploi dans la transformation de la ville, mais aussi la promotion des matériaux bio et géo-sourcés, explique Alia Bengana. J’ai besoin de me sentir utile dans la transition socioécologique. De proposer d’autres manières de bâtir ou plutôt d’éviter de construire. Rénover d’abord, faire avec l’existant, permettre la réutilisation. Il n’y a pas plus vertueux.» Elle a notamment travaillé sur le pavillon d’accueil temporaire devant le château de Grandson en rénovation. Cette structure en bois, paille et terre crue devrait ensuite être déplacée à Lausanne pour devenir, en guise de seconde vie, un lieu de rencontre socioculturel.
Fin septembre, elle était invitée pour une conférence sur le béton, en vue des votations du 24 novembre sur l’élargissement des autoroutes, à Lausanne. «La Suisse a bien assez de routes. Par ailleurs, leur entretien génère un coût faramineux pour la collectivité, car elles doivent supporter le poids de camions de 36 tonnes. Il est urgent de développer les autres modes de transport», rapporte Alia Bengana, juste avant de remonter dans un train…