Un 1er Mai sous le signe de la «désobéissance légale»
A Genève, le comité d’organisation du 1er Mai a décidé de ne pas demander l’autorisation pour son traditionnel cortège. Son but? Dénoncer les entraves au droit fondamental de manifester
«Les entraves au droit de manifester se sont multipliées ces dix dernières années à Genève», constate Davide De Filippo, président de la Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS). C’est pourquoi, cette année, le comité d’organisation du 1er Mai a refusé de déposer une demande d’autorisation pour son traditionnel cortège aux autorités compétentes. «Ce ne sera pas une manif sauvage pour autant», rassure-t-il, lors d’une conférence de presse. Un courrier est parti le 22 mars pour annoncer la tenue de la manifestation du 1er Mai et donner le parcours. «Nous estimons ne pas avoir à demander l’autorisation pour exercer notre droit le plus fondamental», souligne le syndicaliste.
Pour donner brièvement le contexte, une importante révision de la Loi sur les manifestations sur le domaine public (LMDPu) a eu lieu en 2012. Et son article 3 stipule que toute manifestation sur le domaine public doit être soumise à une autorisation préalable délivrée par le Département de la sécurité, de l’emploi et de la santé. Des sanctions sont aussi prévues, à savoir des amendes allant jusqu’à 100000 francs pour l’organisateur. «C’est le régime le plus restrictif», indique Me Raphaël Roux, avocat et membre de la Coordination genevoise pour le droit de manifester (CGDM). «En France et en Espagne, on se contente simplement d’annoncer les manifestations. Alors qu’en Allemagne, aucune notification ni autorisation formelle n’est requise.»
Le Conseil de l’Europe, notamment à travers la Commission de Venise, encourageait déjà en 2010 les pays dotés d’un régime d’autorisation à modifier leur droit interne de manière à se contenter d’une notification préalable, au motif qu’«un régime de demande d’autorisation risque de se prêter davantage à des abus».
Changer le cadre légal
Dans ce cadre, la CGDM, qui a produit deux rapports depuis 2019, soutient activement la démarche de «désobéissance légale» du comité du 1er Mai. «Ce n’est pas un caprice mais un constat avéré qu’il y a une régression du droit à la liberté de réunion pacifique à Genève, poursuit Me Raphaël Roux. Prenons par exemple la facturation d’émoluments administratifs allant jusqu’à 500 francs depuis 2019 pour toute manifestation non déclarée 30 jours avant. En mettant en place ce genre d’entraves, on dissuade la population de manifester.» L’avocat l’illustre avec le cortège en hommage à la suite du suicide d’Ali Reza au Foyer de l’Etoile en 2019, autorisé mais facturé 500 francs, car le délai ne respectait pas les 30 jours et «nul motif d’urgence» n’avait été établi. «Nous avons fait recours et cela a été annulé. On se rend compte que, lorsqu’on porte ces cas devant la justice, les décisions du département sont cassées. Mais cela a un coût qui va bien au-delà des 500 francs demandés...»
Voilà pourquoi la CGDM se bat pour tenter de modifier le cadre légal, notamment en demandant l’abrogation des émoluments pour les manifestations à caractère idéal. «Pour l’heure, le Conseil d’Etat refuse d’entrer en matière et nous traite avec mépris.»
Exemples à la pelle
Les différentes organisations politiques, syndicales et associatives ne comptent plus les entraves et les «chicaneries» plus ou moins directes au droit de manifester vécues ces dernières années. Contraventions pour avoir dépassé de quelques mètres le périmètre donné, poursuites pénales pour défaut d’autorisation lors de conférence de presse, intimidations, fichage de manifestants, changement de parcours, etc. Françoise Nyffeler, membre du collectif Grève féministe à Genève, revient sur cette conférence de presse organisée sur la place Bel-Air en vue du 8 mars 2021. «Nous étions une dizaine de personnes et, afin de respecter les mesures sanitaires telles que la distanciation sociale, nous avons convoqué cette conférence à l’extérieur. La police est venue et nous a dit que c’était scandaleux. Nous avons ensuite reçu une amende pour avoir manifesté sur l’espace public sans autorisation.» Et d’insister sur la lourdeur administrative de ces autorisations. «La personne référente prend la responsabilité de l’événement et donc le risque d’être sanctionnée personnellement. Sans parler de l’organisation de la manifestation avec les autorités, auprès de qui nous devons littéralement négocier chaque rue empruntée et se justifier sur tout, c’est très lourd comme processus!»
Tobia Schnebli, militant – entre autres – du GSsA, était présent lors de la toute première protestation contre la guerre en Ukraine. «Nous étions sur la place des Nations et, à la fin, une centaine de personnes a voulu se rendre devant la Mission permanente de la Russie toute proche, juste pour dérouler quelques banderoles. Les forces de l’ordre nous en ont empêchés.» Une demande d’autorisation en bonne et due forme a été reformulée ultérieurement. «Cela a été refusé au motif de la Convention de Vienne de 1815 qui interdirait les manifestations devant les ambassades. On a finalement réussi à négocier pour se mettre sur le trottoir d’en face, escortés par une police lourdement armée. Les réfugiés ukrainiens présents étaient sous le choc d’un tel dispositif pour une manifestation pacifique.»
Davide De Filippo, lui, se rappelle du refus d’une manifestation classique pendant la pandémie au profit d’une manifestation statique, imposée par Mauro Poggia, «alors que les rues étaient bondées de monde, car les magasins avaient rouvert».
Prêts à rétorquer
Le comité du 1er Mai appelle le Conseil d’Etat, majoritairement de gauche, à prendre connaissance de cette décision sans s’y opposer. «Si les autorités devaient faire acte de sanctions, nous ferions recours en justice et nous sommes assez confiants quant à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme», expose Me Raphaël Roux. Le Conseil d’Etat ne devrait pas tarder à réagir.