A Genève, l’exposition «Nous, saisonniers, saisonnières…» revient sur les conditions de vie de celles et ceux qui ont construit la Suisse. Et apporte un éclairage sur les travailleurs migrants d’aujourd’hui. Visite
A cette époque, pas si lointaine, soit de 1931 à 2002, tout comme les hirondelles, des milliers de saisonniers s’apprêtaient à rentrer au pays. Après trois mois d’hiver sur leur terre, auprès de leur famille, ils revenaient au printemps. A la frontière, ils subissaient un contrôle médical, dont des radiographies des poumons pour détecter une éventuelle tuberculose. Un moyen pour l’économie suisse de s’assurer que les travailleurs venus d’Italie, d’Espagne, des pays de l’ex-Yougoslavie ou du Portugal étaient en bonne santé. Dans leur permis A, le nom de leur employeur pour les neuf mois à venir, dont ils ne pouvaient changer. Une condition restrictive, en plus de l’interdiction de changer de canton et de faire venir leur famille. Sans compter, entre autres abus, les heures supplémentaires non payées, le travail clandestin durant l’hiver et un taux d’imposition injustement surévalué…
C’est à cette histoire contemporaine que nous convient les Archives contestataires, le Collège du travail et le collectif Rosa Brux, avec pour ambition de «développer un autre regard sur les migrations d’hier et d’aujourd’hui», à travers l’exposition intitulée «Nous, saisonniers, saisonnières… Genève 1931-2019» au Commun à Genève. En guise d’entrée, un vestiaire où sont suspendus des vêtements de travail, d’hier et d’aujourd’hui, rappelant que les travailleurs et les travailleuses issus de l’immigration contribuent à la prospérité de Genève et de la Suisse, dans les branches de la construction, de l’industrie, de l’agriculture, de l’hôtellerie ou encore de l’économie domestique.
Une exposition comme un outil pour se souvenir, mais aussi pour sensibiliser les nouvelles générations, comme en ce mercredi matin où une classe de gymnase (collège) commence la visite.
Du présent au passé
Le guide, notamment auteur d’un travail de bachelor sur les Colonies libres italiennes, Yannick Gilestro, connaît déjà les 24 élèves, de 15 à 16 ans, présents en cette matinée puisqu’il s’est rendu en octobre dans leur classe (et d’autres) pour mener un atelier. Au programme de celui-ci: l’écriture d’une lettre, soit biographique autour de leur migration ou de celle de leur famille, soit fictive dans une projection futuriste. Des textes émouvants révélant autant la forte mixité des origines des élèves que leur sensibilité particulière à la problématique des réfugiés climatiques. Les visiteurs peuvent lire ces textes dans la salle du rez-de-chaussée de l’exposition consacrée aux migrations d’aujourd’hui et à la précarité des quelque 10000 sans-papiers à Genève, malgré l’opération de régularisation Papyrus.
Au premier étage, l’exposition nous convie à un voyage dans le passé, chronologique, avec de nombreuses archives, dont des affiches d’époque, qui retracent l’évolution du statut de saisonniers et les initiatives lancées contre les travailleurs immigrés. Des textes enrichis par les très belles photographies de l’agence Interfoto et de Jean Mohr. Sur de petits ou de larges écrans, des films et des reportages rappellent la tristesse des départs, les conditions précaires de logement ou encore la présence d’enfants clandestins cachés par leurs parents.
Avec les saisonniers
En guise de préambule, Yannick Gilestro rappelle aux étudiants que cette exposition ne se veut pas sur les saisonniers, mais avec. Ce qu’illustrent à merveille les témoignages de saisonniers et de saisonnières recueillis par la réalisatrice Katharine Dominicé et projetés sur un large écran. La pointe de l’iceberg de cette histoire migratoire qui concerne pas moins de 7 millions de personnes saisonnières entre 1931 et 2002.
Tout au long du XXe siècle, les règles changent en fonction des besoins. «La constitution de la CEE en 1957 marque un léger assouplissement dans la politique de la Suisse face aux Italiens, afin d’éviter que ceux-ci ne se tournent plutôt vers la France qui propose alors de meilleures conditions de travail», indique le médiateur. Au lieu de dix ans pour obtenir le permis B, on revient à cinq ans. Et la durée pour le regroupement familial est diminuée de moitié, de trois ans à une année et demie. Le boum des saisonniers dans les années 1960 s’accompagne d’initiatives xénophobes portées par l’Action nationale de Schwarzenbach (demandant des quotas), que le peuple rejettera. «Si l’initiative était passée en 1970 – rappelons qu’elle a été refusée par 54% des votants et que le taux de participation de 75% est historique – plus de 300000 immigrés auraient dû rentrer, des permis A et des permis B, explique Yannick Gilestro. Les affiches et les discours de l’époque montrent que cette initiative et d’autres ont été refusées pour des raisons économiques uniquement. Les saisonniers, c’étaient des mains avant d’être des humains.» Devant des photos des contrôles sanitaires et des poumons radiographiés, le médiateur rappelle qu’entre 1000 et 5000 saisonniers pouvaient arriver chaque jour à la gare de Genève, au début de la saison, d’où la multiplication des postes de santé. «Ces visites étaient ressenties comme très humiliantes», ajoute Yannick Gilestro dont le grand-père, saisonnier italien, en a encore les larmes aux yeux lorsqu’il évoque ces moments. Un peu plus loin, le médiateur montre une photo représentant un ouvrier derrière une machine: «Cette image a été prise ici même. Car nous sommes dans une ancienne usine de machines à instruments de précision.»
A Genève, la fin du statut de saisonnier tombe en 1993. Au niveau fédéral, cela n’arrive qu’en 2002, grâce à la signature de l’accord sur la libre circulation des personnes pour les ressortissants des pays de l’Union européenne (UE) et de l’Association européenne de libre-échange (AELE).
Ouvrir le dialogue
Pour les élèves, il est déjà l’heure du retour en classe. Anouk est enthousiaste: «J’ai adoré l’exposition. C’est superintéressant. Mes grands-parents viennent d’Algérie et je sais qu’ils ont galéré en France avant de venir en Suisse. Mais ici aussi, les conditions de vie des saisonniers et les critères pour le permis A, c’était abusé! Je ne pensais pas que c’était aussi dur.» A ses côtés, Flavia, Suissesse mais ayant quitté le Pérou il y a trois ans, ajoute: «Ce qui me frappe, c’est que cela a duré très longtemps et a touché beaucoup de personnes.»
Pour leur professeure, Séverine Garat, aborder en classe les questions liées aux migrations est essentiel: «Majoritairement, les élèves, ici à Genève, ne sont pas seulement Suisses. Ce passé doit aussi résonner avec la situation actuelle, notamment les femmes sans-papiers dans l’économie domestique qui sont exploitées.» Elle-même Française, au bénéfice d’un permis B, souligne, en touchant du bois: «Lorsque je renouvellerai mon permis, je devrai prouver que j’ai les moyens de faire vivre ma famille à Genève.» A ses côtés, Yannick Gilestro, de la 3e génération, est en train de faire les démarches pour sa naturalisation, mais demande dans une lettre la naturalisation automatique. «Mon grand-père a été saisonnier, puis mon père. Mes parents ont obtenu le permis C. Pour ma part, je souhaite pouvoir voter et m’impliquer politiquement. Mais je comprends que certains de mes compatriotes estiment qu’on devrait leur donner la nationalité, que ce n’est pas à eux de la demander. Au Canada, par exemple, au bout de dix ans, c’est l’Etat qui propose aux immigrés de devenir Canadiens.»
Au-delà de la richesse de l’exposition, en termes d’images, de témoignages, d’archives, notons que celle-ci a aussi la grande qualité de faire parler, entre saisonniers, entre générations, entre gens d’origines différentes. L’une des chevilles ouvrières de l’exposition, Patrick Auderset, coordinateur du Collège du Travail, remarque: «J’ai rencontré des anciens saisonniers qui racontent leur visite médicale, leurs logements. On sent qu’ils ont envie de parler. Certains, plus jeunes, nous disent que leurs parents étaient saisonniers, mais qu’ils ne connaissent pas bien leur histoire. Cet épisode reste mal connu.» Une raison de plus pour aller voir cette très riche exposition, et assister aux projections de films et aux débats à venir.