«Cette indexation, c’est la goutte de trop»
La mobilisation du personnel de la fonction publique et parapublique du canton de Vaud ne faiblit pas. Jeudi passé, des milliers de manifestants étaient de nouveau réunis. Reportage durant la matinée au CHUV
Entre 7500 et 10000 personnes sont descendues dans les rues de Lausanne. Jeudi 9 février, pour la quatrième fois en l’espace de deux mois, le personnel des soins, des écoles, des gymnases, de la logistique, du nettoyage, de l’administration, des routes et de la sécurité ont manifesté leur colère et leur déception de n’être toujours pas entendu par le Conseil d’Etat qui a fixé un taux d’indexation à 1,4%, l’un des plus faibles de Suisse, synonyme de baisse de salaire. Ce, alors que le Canton bénéficie d’une fortune de près de 5,4 milliards de francs. Reste qu’une brèche s’est ouverte. Dans un courrier adressé la veille aux syndicats, le Conseil d’Etat indique que la séance fixée au 23 février, pour parler des conditions de travail, sera aussi l’occasion «de vous entendre sur les thèmes importants pour vous». Si l’indexation n’est pas mentionnée, c’est «une première fissure dans l’inflexibilité affichée par le gouvernement Luisier (du nom de la présidente du Conseil d’Etat à majorité de droite, ndlr), conséquence de la mobilisation croissante des salariées et des salariés des services publics et parapublics contre sa politique en matière d’indexation», écrivent le Syndicat des services publics (SSP), la Fédération des sociétés des fonctionnaires (FSF) et le syndicat Sud. Ils appellent déjà à une nouvelle mobilisation le 1er mars, dont la forme sera précisée en assemblée générale, à la suite de leur rencontre avec le gouvernement.
Grève au CHUV
Durant cette quatrième journée de mobilisation, de nombreux établissements scolaires, des gymnases, des centres médico-sociaux, des institutions pour des personnes handicapées, l’Etablissement vaudois d’accueil des migrants et des hôpitaux ont fait grève ou mené des actions.
Devant le CHUV, durant la pause de midi, quelque 200 personnes sont réunies. Le micro passe des mains de syndicalistes à celles d’employés à bout de souffle.
Peu avant, Frédérique, casquette «en grève» sur la tête, chemine dans les couloirs labyrinthiques de l’hôpital pour inviter ses collègues à rejoindre le rassemblement. «Si vous avez quelques minutes», dit-elle gentiment. Une phrase qui génère de petits rires nerveux ou des hochements de tête. «On n’est que cinq!» souligne un soignant. Mais aussi des approbations: «Oui, on essaie. On vous soutient… mais ça va être compliqué.»
Une infirmière l’intimide en lui assénant qu’elle n’a pas le droit d’être là, se faisant l’écho de la pression (dénoncée par plusieurs employées) mise par la direction sur ses salariés. Or, comme le rappellent les syndicats, la grève est légale. La hiérarchie doit être informée, mais aucune autorisation n’est à demander, au contraire de ce que stipule un formulaire de la Direction des ressources humaines. C’est seulement «si les soins indispensables aux patients sont menacés par le nombre de grévistes» que «la hiérarchie» peut les «réquisitionner pour assurer le service minimal», ce dernier s’apparentant aux prestations du week-end ou de la nuit.
A 50%, Frédérique, elle, a congé ce jour-là. «Je tiens dans ce métier depuis 34 ans, parce que j’adore ma profession, mais aussi parce que je travaille à temps partiel.» Elle confie avoir tenté à maintes reprises d’améliorer les conditions de travail à l’interne, avec sa direction, avec ses collègues. Sans succès. En 2019, elle décide alors de se syndiquer. «Je milite pour mon métier, qui court à sa perte, pour mes collègues, pour nos patients, confie-t-elle. Cette indexation, c’est la goutte de trop.» Elle évoque la politique d’austérité, l’augmentation et l’accélération des tâches à accomplir. «Les hospitalisations sont plus courtes et le travail administratif a augmenté. Un temps soustrait à celui accordé aux soins. J’ai toujours travaillé pour le bien des patients et de l’institution. Nos revendications s’adressent au Conseil d’Etat qui a le devoir de s’occuper de ses citoyens malades et doit donc s’assurer de répondre aux besoins avec assez de lits et de personnel. Nous travaillons à flux tendus depuis des années, en faisant face aux grippes saisonnières et à la crise sanitaire. On est mis à rude épreuve. On nous a applaudis, on nous a remerciés, mais on n’a toujours pas de reconnaissance, ni salariale ni en dotation de personnel.» Marchant vite, elle rejoint la salle où se prépare le rassemblement tout en parlant de ses «collègues qui ne prennent pas le temps d’aller aux toilettes». Ou encore de la difficile conciliation entre les horaires irréguliers tous les jours et les nuits de l’année et une vie familiale et sociale.
Augmenter les effectifs
Enfilant une blouse blanche sur sa veste avant de sortir pour le rassemblement, une sage-femme, souligne: «En un an et demi de travail au CHUV, les rares fois où je suis sortie de mon service pour faire ma pause se comptent sur les doigts des deux mains.» La plupart du temps, elle mange à son poste pour être prête à intervenir. Le temps de travail s’élève à 12h30 quotidiennes. «On travaille soit de 7h à 19h30 ou de 19h à 7h30, explique sa collègue. Quand on bosse la nuit, on pense au travail toute la journée. On se ménage pour être en forme. Résultat, jour et nuit, on est tendues.»
«On donne tout, on fait au mieux, donc le système tient. Mais à quel prix? Nous sommes épuisées», lancent les deux jeunes femmes d’une seule voix, qui pensent déjà à se reconvertir, mais dans quoi? «Pourtant, quand j’ai enfin du temps avec une patiente, j’ai tellement de plaisir», ajoute l’une d’elles. Augmenter les effectifs est leur leitmotiv. «L’indexation, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Tant de choses ne vont pas. Si on gagne, c’est un tremplin pour améliorer nos conditions de travail, car les collègues se rendront compte que la lutte paie.»
«Les conditions de travail se sont tellement dégradées, admet Anna, physiothérapeute, 32 ans de métier au compteur. Avec l’âge, on prend du recul. Les jeunes, eux, ont du mal à supporter la charge mentale de savoir que, faute de temps, on ne fait pas tout ce qu’on aimerait faire.» D’où les démissions, nombreuses. Et une relève à la peine. «Dans les labos, le recrutement devient difficile, souligne Philippe. Je fais grève aujourd’hui. Je me suis syndiqué en janvier, car on n’a rien sans rien. J’ai choisi mon métier, car il a du sens. Mais sans reconnaissance, il en perd.»