Alors que le temps des désalpes arrive, reportage avec Chloé Hügli, bergère de génisses dans le Jura vaudois.
En cette aube de fin août, la brume s’accroche sur la crête du Marchairuz. Une étroite route traverse plusieurs alpages, délimités par des fils électriques et des murs de pierres si caractéristiques de la chaîne du Jura. Le soleil sort des sapins, quand Chloé Hügli apparaît sur le chemin. «J’ai déjà commencé la tournée», lance-t-elle avec énergie, tout sourire.
Chaque matin, depuis le 27 mai, elle rend visite aux trois troupeaux dont elle a la charge. Soit une centaine de génisses, de vaches et de veaux dont elle connaît chaque prénom et chaque caractère. Une mémoire infaillible, aidée par la diversité des robes, du gris au brun en passant par les noires et les tachetées des races Holstein, Braunvieh, Hérens, et Simmental.
Grosses chaussures de marche aux pieds pour se protéger de l’humidité et d’éventuelles maladresses bovines, une écharpe autour du cou, la bergère souligne: «C’est l’une des combes les plus froides de Suisse, une sorte de petite Brévine.» La fraîcheur étonne alors que l’altitude dépasse à peine les 1300 mètres et que la journée s’annonce très chaude.
Dans le pâturage brillant de rosée, zigzaguant entre les bouses, les cailloux et les creux laissés par les pas des bovins, Chloé Hügli nous présente chacune des bêtes qu’elle côtoie au quotidien depuis presque trois mois. «Salut Eureka! Comment ça va?» Une petite gratouille par-ci, un petit massage par-là, un sourire et une inspection attentive des yeux, des pieds, des mamelles afin de déceler une éventuelle maladie telle que l’œil du chamois (un voile blanc sur la rétine), le gros pied (plus fréquent que d’habitude du fait d’une saison particulièrement humide) ou encore une mammite…
«C’est le matin qu’elles sont le plus actives. C’est donc le bon moment pour vérifier si elles ont un problème ou pas. Ensuite, elles ruminent, couchées», indique la bergère, qui doit les déplacer de pâturage en pâturage tous les cinq à sept jours. Vérifier les clôtures ou encore arracher les chardons, les cirses laineux, les rumex font aussi partie de son travail. Son mandat est double: engraisser les animaux et s’occuper des alpages en enlevant les herbes indésirables. «Les éleveurs touchent des subventions pour cela», mentionne-t-elle. De manière générale, l’estivage permet aussi d’éviter la reforestation, de préserver une certaine biodiversité et de créer des sentes qui préviennent les avalanches.
Système productif
«Je dois sortir Delphine de l’enclos, car l’éleveur va venir la chercher. Elle va vêler d’ici à quelques jours, et comme c’est une vache laitière, il préfère qu’elle soit en bas», explique Chloé Hügli, en l’appelant et en la guidant dans le parc à côté de la grange, en ouvrant et refermant des barrières. «Son veau lui sera enlevé après qu’il a bu le colostrum. Puis, il sera nourri au biberon. L’élevage reste un système basé sur la productivité...» Elle soupire tout en tempérant: «Cet été, une vache laitière a mis bas et ne s’est que très peu occupée de son veau. Elle ne l’a pas léché, comme si elle avait l’habitude qu’on le lui prenne directement. Les vaches allaitantes par contre s’occupent de leurs petits pendant près d’une année. Pour ces dernières, c’est le rythme des inséminations qui choque: seulement 42 jours après le vêlage.»
La bergère a pu assister, il y a quelques semaines, à une naissance en plein champ. Un grand moment qui a fait écho à son premier métier, celui d’infirmière… D’ailleurs, elle parle à ses bêtes avec tendresse et respect. Et n’hésite pas à les caresser et à les masser. «Elles aiment ça. Et elles n’ont pas peur de moi, quand je dois les amener à l’étable pour les soigner. Les moments des piqûres par exemple sont très durs émotionnellement.»
Dans le pré, les veaux hésitent entre rester près de leur mère ou s’approcher, leurs yeux tout écarquillés. «Les génisses, elles, sont comme des ados. Elles peuvent être pot-de-colle…» sourit Chloé Hügli, en en repoussant une gentiment. «J’ai l’impression que c’est surtout ma voix qui les fait réagir… Je leur parle beaucoup, mais parfois les sujets de conversation me manquent, rigole-t-elle. Voici Ragusa, très curieuse, très sociable. Et Hélène qui a un air très britannique, flegmatique et princier.»
La bergère relève la tête, regarde le grand troupeau, souligne la poésie du moment: «On dirait un tableau ce matin.»
Quid du loup cette année? «Je ne l’ai jamais vu, mais il y a un mois un veau a été tué pas loin. C’était un animal déjà très mal en point. Selon moi, les animaux fragiles ne devraient pas être en alpage.» Et d’ajouter: «Les bergers sont plus nombreux qu’un temps, aussi grâce au loup.»
Ses veaux sont, eux, bien protégés par un enclos à cinq fils. Quant aux quelques vaches dont on n’a pas brûlé les cornes, elles sont également plus armées en cas d’attaque. Reste que ces dernières sont rares. «Dans les étables, il manque souvent de place et la majorité des éleveurs ne veulent pas qu’elles se blessent», explique Chloé Hügli.
Un travail mal payé
Elle finira sa deuxième saison dans cet alpage en octobre. «C’est un travail exigeant, sept jours sur sept, sans horaire ni taux déterminés et sans vacances durant cinq mois continus. Dans ce sens, pour ma part, j’estime que mon salaire est trop bas et j’ai donc décidé de démissionner. Mon désir que les conditions de travail soient conventionnées, comme dans les cantons de Fribourg et du Valais par exemple, n'est toutefois pas partagé par tous les membres de l'association des bergers du Jura», explique celle qui s’est formée en Valais et envisage l’été prochain de partir dans les Alpes, et pourquoi pas auprès de moutons.
Si Chloé Hügli n’a pas peur de la solitude, elle n’a pas choisi l’alpage pour s’isoler. «J’aime vivre dehors et l’effort physique. Ici, on prend conscience de la valeur de l’énergie. Si l’on veut se chauffer, on commence par couper du bois.»
Le son des cloches, incessant en cette matinée de broutement, lui permet de retrouver les dernières bêtes. «C’est fascinant à quel point, dans ces collines, le son se réverbère. Mais comment elles le vivent, elles, c’est une autre question…» Début octobre, après la désalpe, elle sait que les cloches continueront de retentir encore un temps dans ses oreilles, comme un bruit fantôme. A son retour en plaine, elle reprendra son emploi d’animatrice à la Soupe populaire, au cœur de Lausanne et de ses maux, et ses nuits de veille à l’association Astrée qui accueille des victimes de traite d’êtres humains et d’exploitation. Une autre vie…