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Quand les sciences et les sagesses ancestrales dialoguent

Sur le site de l’organisation éco-solidaire Mamajah, dans la campagne genevoise, les Kogis ont partagé leurs connaissances agricoles avec les jardiniers du lieu. Ils ont ensuite échangé avec les nombreux scientifiques présents. Leur diagnostic territorial continue jusqu’à fin octobre en France.
© Aline Andrey

Sur le site de l’organisation éco-solidaire Mamajah, dans la campagne genevoise, les Kogis ont partagé leurs connaissances agricoles avec les jardiniers du lieu. Ils ont ensuite échangé avec les nombreux scientifiques présents. Leur diagnostic territorial continue jusqu’à fin octobre en France.

Une délégation du peuple kogi, Amérindiens de Colombie, sillonne notre territoire, de la source du Rhône à son delta, en passant par la cathédrale de Lausanne, le CERN et Genève. Fin septembre, ils ont rencontré les autorités genevoises

«Une visite historique qui nous honore.» Ces mots ont résonné dans le Palais Eynard à Genève vendredi 29 septembre, en introduction à la rencontre entre la mairie et la délégation kogi. Pendant une semaine, cinq représentants du nord-est de la Colombie ont étudié différents lieux le long du Rhône, accompagnés par l’association Tchendukua, créée par le géographe Eric Julien, la fondation Rezonance, formée par Geneviève Morand, Gilles Mulhauser, biologiste et directeur de l’Office cantonal de l’eau, ainsi que nombre de scientifiques.

Ce «diagnostic de santé territoriale» a été proposé par les Kogis, pour partager leur vision écologique et spirituelle, et en remerciement du soutien reçu depuis 25 ans dans le rachat de plus de 2500 hectares de leurs terres confisquées par les invasions successives avec pour objectifs la régénération et la protection de leurs lieux sacrés et du monde...

Cinq siècles après la colonisation, ce peuple amérindien aux traditions millénaires a enfin la possibilité de transmettre ses connaissances ancestrales sur la nature pour faire face aux déséquilibres mondiaux. Le glacier du Rhône en est un triste symbole, lui qui a perdu 10% de sa masse cette année.

Lire le territoire

Tout au long de leur parcours, les chamans Mama Luciano Moscote, Mama José Pinto Dingula et Saga Carmen Nuvita, ainsi que Luis Alimaco et le gouverneur kogi Arregoces Conchacala Zarabata ont rencontré des botanistes, des historiens, des philosophes, des médecins, des géographes, des agriculteurs… Ils ont ainsi pu expliquer leur lecture du territoire comme un corps vivant, vibratoire. Cette hypersensibilité est particulièrement forte chez les chamans (les mamus et les sagas) dont la formation se fait très jeune et durant 18 ans dans le noir... Pour eux, la Terre-mère est un organisme vivant. Le sommet du glacier du Rhône est le cerveau, le Léman le cœur, le fleuve l’artère et les rivières alentours les veines. Tout est vivant, à commencer par les pierres. Tout est relié, tous les sommets du monde forment une seule et même montagne, les sources sont la même eau et l’air le même partout.

Scientifiques et Kogis, par leur lecture différente, issue de sagesses ancestrales ou de sciences modernes, se rejoignent sur le constat que le monde se situe à un tournant. Un premier pas réside dans ce dialogue inédit, enrichi des perceptions et des connaissances de chaque culture. «C’est un numéro d’équilibriste, une aventure humaine pour remettre le monde et la nature dans nos paroles et dans nos actes», souligne devant une assemblée nombreuse Eric Julien. Il rappelle que cinq siècles de barbarie ont provoqué une diminution de la population kogi de 1,6 million de personnes à 25000 seulement. «Ils ont pourtant préservé leurs sciences, leurs pratiques, leurs analyses du territoire, depuis 4000 ans. Malgré cette non-reconnaissance de leur sagesse, ils ont l’audace d’ouvrir un dialogue. Le défi pourrait se résumer ainsi: va-t-on se nourrir de la pensée de l’autre, accepter d’être fécond pour trouver une nouvelle voie?»

Défendre le territoire

En espagnol, Arregoces Conchacala Zarabata explique que leurs objectifs consistent dans «la défense de leur territoire ancestral, de leurs tombes, de leurs pierres, dans la protection de l’eau et de la mémoire». «Nous défendons notre territoire ancestral pour l’intérêt indigène et universel. La loi vient de la nature. La montagne nous dit comment protéger la terre et le ciel. Nous ne voulons rien imposer, seulement dialoguer. Selon nous, on ne doit pas couper les veines qui irriguent, car cela crée le réchauffement global. L’eau des rivières est comme le sang dans nos corps. Les pierres sacrées permettent de retrouver notre mémoire. Nous lisons les montagnes, nous déchiffrons les roches. Depuis petits, nous respectons la nature, nous apprenons que les pierres sont vivantes. Les phénomènes naturels, c’est la Terre qui nous dit: ralentissez!» Et de souligner, heureux: «C’est la première fois que nous, Kogis, sommes reçus par des politiques d’égal à égal.» Le maire genevois, Alfonso Gomez, Espagnol d’origine, n’a pas eu besoin de traduction pour se faire comprendre et assurer sa sensibilité quant aux nouvelles perspectives amenées par la délégation kogi pour «le respect de la terre».

Le lendemain, sur le site permacole Mamajah à Loex, les discussions se sont enrichies des paroles de scientifiques dont la médecin Béatrice Milbert qui a exprimé son admiration au CERN lorsque les Kogis ont expliqué que «l’eau est l’intermédiaire entre le rien et la matière». René Longet, expert en durabilité et député genevois, questionne: «Comment se reconnecter à la nature? Comment prendre conscience qu’en lui faisant du mal, on se fait du mal à soi-même? Le lien entre le microcosme et le macrocosme est une vieille sagesse qui nous vient de l’Antiquité. Le petit reflète le grand.» Et, reprenant une métaphore kogi, il ajoute: «Quand les glaces fondent, les cerveaux se liquéfient.»

Au Palais Eynard, à Genève, la délégation kogi a rencontré le maire de Genève Alfonso Gomez (à gauche) et le conseiller administratif Sami Kanaan (à droite). Tout au long de leur parcours ils sont accompagnés par le géographe Eric Julien (au milieu) et Geneviève Morand, présidente d’honneur de la fondation Rezonance.
Au Palais Eynard, à Genève, la délégation kogi a rencontré le maire de Genève Alfonso Gomez (à gauche) et le conseiller administratif Sami Kanaan (à droite). Tout au long de leur parcours ils sont accompagnés par le géographe Eric Julien (au milieu) et Geneviève Morand, présidente d’honneur de la fondation Rezonance.

Avec les Kogis, au fil du Rhône

Gilles Mulhauser, directeur de l’Office cantonal de l’eau, biologiste et écologue depuis 35 ans, a accompagné les Kogis pendant leur semaine en Suisse. Son prénom, à lui seul, a conquis les représentants de la Sierra Nevada de Santa Marta, puisque dans leur langue gilla signifie «eau».

Quel a été votre rôle durant cette semaine et quel bilan en tirez-vous?
Les Kogis voulaient découvrir des lieux naturels, sacrés, mais aussi abîmés. J’ai proposé huit sites, ils en ont choisi cinq: la source du Rhône, le glacier, l’abbaye de Saint-Maurice, la cathédrale de Lausanne, le CERN et puis le fleuve au centre-ville de Genève. Il a bien fallu quatre jours pour commencer à développer un langage commun. Un résumé d’un point de vue occidental n’est certainement pas respectueux. Les mots sont trop petits. Les Kogis sont en contact permanent avec les éléments. A travers les questions qu’ils posent, on sent qu’ils reçoivent des informations, la mémoire d’un lieu. Les sons, les couleurs, le vent, tout est vivant et les renseigne. Nous n’avons malheureusement pas eu le temps d’aborder leurs liens avec les espèces animales. Dans la cathédrale de Lausanne, ils ont estimé qu’il valait mieux en sortir pour se relier à la montagne et au ciel, mais ils ont remarqué son trône morainique qui la relie donc aux montagnes. A Genève, ils ont estimé qu’il y avait trop peu de cailloux dans le Rhône, nécessaires aux poissons. Selon eux, il y a une accélération du changement climatique. Ils confirment ainsi nos thèses écologiques. Tout au long de notre périple, les symboles et les correspondances n'ont cessé de se présenter à nous, avec de nombreuses références à nos ancêtres celtes.

Qu’est-ce que ça change dans votre pratique?

Pour ma part, ils m’offrent une poétique supplémentaire. La langue d’un territoire n’a pas besoin de traductions. Plus on entre dans la compréhension d’un système, plus on comprend les liens entre les êtres vivants. Ils élargissent les concepts, par une multitude de métaphores. Faire des trous dans la montagne, c’est mauvais pour l’irrigation du cerveau, puisque les montagnes sont la tête du territoire. Bon, ça m’amène aussi des ennuis, car si je vais dire à mes amis valaisans de fermer des barrages et de démonter des routes, ça passera mal (rire). Pour eux, on ne se baigne pas dans les lacs de montagne, car cela perturbe des lieux sacrés qui donnent des informations aux chamans, les mamus. On ne marche pas non plus sur les glaciers. Le Léman représente le cœur, les cours d’eau, les veines. Par exemple, ils prélèvent l’eau dans les petits capillaires fluviaux seulement. Ce qui a un sens scientifiquement, car cette sobriété permet la régénération. Certaines métaphores se retrouvent aussi dans notre langage sans qu’on en soit toujours conscient. Par exemple, le bassin versant nous l’appelons communément la tête du bassin. Il s’agit donc de la préserver pour qu’au niveau du corps plus bas, nous puissions en profiter. Si je vais dire à mes voisins français d’arrêter de prélever de l’eau dans la tête de l’Aire, peut-être que ça peut leur parler…

Vous plaidez pour la biodiversité depuis 35 ans…
Il m’est arrivé de lutter pour la préservation d’une libellule. Et quand on me demande à quoi sert cet insecte, je réponds: «A rien… comme Mozart.» C’est la puissance d’évocation, l’inspiration, la beauté dont on a besoin. Chez les Kogis, on ressent un puits de connaissances, un rapport au monde qui a été mâché et remâché. Pour eux, certains lieux sur la planète permettent la régénération du vivant. Les lieux d’où partent plusieurs fleuves sont cruciaux au niveau mondial, que ce soit le massif du Gothard, le Tibet, le Fouta-Djalon en Guinée, les Rocheuses canadiennes, les Andes. Pour les Kogis, il s’agit donc de les sacraliser. De notre côté, nous prônons la renaturation des cours d’eau, la gestion durable des ressources naturelles, ou encore d’amener davantage les écoliers dans la nature... Ont-ils des thèses écologistes ou une pratique du vivant? L’enjeu, qu’on soit de gauche ou de droite, est: comment l’humanité va s’en sortir? Comment renverser la tendance? Avant tout acte de protection, il y a un travail de plaidoyer à mener pour donner envie. En Colombie, ce sont les autochtones qui protègent la montagne. Ici, qui la protège? Qui d’entre nous se sent celte?

Qu’est-ce qui vous a frappé chez les Kogis?
Ils sont intrinsèquement paisibles. Ils marchent facilement dix heures par jour, tissent, chargent d’informations des fils de coton, et la nuit, ils travaillent, énergétiquement et spirituellement, à régénérer le système. Ils dorment de manière intermittente... Ils connaissent tout de leurs plantes, comment les utiliser pour se soigner, comment tresser une corde, etc.

Un moment étonnant lors de votre périple?
Le premier jour, nous devions nous déplacer dans la ville et nous espérions ne pas être bloqués dans les bouchons. Car si Genève est une ville de paix, elle est loin d’être paisible. Or, ce matin-là, je ne l’ai jamais vue si calme…


Pour aller plus loin, le livre d’Eric Julien Kogis, le chemin des pierres qui parlent (Editions Actes Sud, 2023) rend compte de l’expérience dans la Drôme, prototype du diagnostic territorial en cours au fil du Rhône.

tchendukua.org

rezonance.ch/diagnostic-de-sante-territoriale-entre-kogis-et-scientifiques

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