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Une Bretonne amarrée aux Alpes

Carole Noblanc prépare des crêpes dans la cuisine du restaurant.
© Alexis Voelin

Produits. Carole cuisine principalement avec des ingrédients de la région. La farine de sarrasin, elle, provient de Bretagne.

Originaire de Quimper, Carole Noblanc tient une crêperie qui lui ressemble; elle a cette liberté. Bien loin de la Bretagne, bien au-dessus du niveau de la mer, elle a amarré ses racines bretonnes à Gryon (VD)

Pour arriver à la crêperie de Carole Noblanc, il faut quitter la plaine à Bex et monter à Gryon, 1114 mètres d’altitude. En ce mois de mai 2021, j’arrive à Cergnement, lieu-dit où quelques chalets se partagent un pan de montagne. Me voici devant la crêperie, enveloppée d’un bon temps breton. Dehors, quelques tables à l’abri incitent les promeneurs à s’asseoir quand même. Sur le mur extérieur, il est écrit en lettres rouges: «Crêpecidre». J’entre. Voici l’îlot breton que Carole a créé au milieu des pistes de ski de fond. Née à Quimper, elle fait partie des 138900 Français exilés en Suisse1. Comme beaucoup de Bretons, elle s’est retrouvée dans les Alpes. Ce paysage découpé résonne peut-être avec le relief d’un océan agité.

En cet instant, Carole est en pleine mise en place: préparer les couverts, ranger, couper et trancher les ingrédients, alimenter le poêle à bois. Puis, elle commence à préparer la pâte à galettes, à la farine de sarrasin pour le salé, et une pâte à crêpes, au froment pour le sucré. Battant avec une cuiller en bois farine et eau ainsi que farine et lait, Carole est concentrée. Au travail, elle est absorbée, silencieuse, le visage fermé. De toute façon, ce n’est pas une bavarde. Discrète, avec les clients elle ne fait pas de courbettes. Chaleureuse mais authentique. «Il faut avoir ça dans le sang. Pour exercer ce travail, il faut rester naturelle, dit-elle. Moi, j’ai toujours aimé avoir du monde à la maison.»

Carole Noblanc porte un plateau.
Changement. Depuis huit ans, la crêperie ferme au printemps. En 2021, Carole a décidé de la garder ouverte pour augmenter la rentabilité. © Alexis Voelin

 

Du beurre sur les «billigs»

Au fur et à mesure que les clients arrivent, Carole passe prendre les commandes en terrasse. Fromage, jambon, œuf, ou tout ça à la fois pour la galette complète. Le choix est simple. Pour le sucré: confiture d’abricots, caramel au beurre salé... Chocolat? Carole note. Retour à l’intérieur où elle enchaîne, en formant des disques de pâte imbibés de beurre sur ses deux billigs.

Exilé de son pays, on emporte avec soi des mots comme des souvenirs. Billig. Ce terme breton, qui sonne comme deux notes d’un chant traditionnel, est de ces mots-là. Ça pourrait être le nom d’une eau-de-vie, d’un insecte, plutôt que celui de la plaque de fonte sur laquelle cuisent les crêpes et les galettes. Pour tout Breton, une évidence, fédératrice, se cache derrière ces deux syllabes. Billig: et on sait qu’on est du même pays. La Bretagne.

Carole retourne en terrasse pour servir et je me retrouve seule dans le chalet vide où quelques panneaux de plexiglas faits maison prennent la poussière. Ils n’ont presque pas servi. A peine Carole les avait-elle installés que les restaurants ont eu l’ordre de fermer les espaces intérieurs. Autour des panneaux, sur les murs, des tas d’objets – coquillages, bricolages, vaisselle bretonne, affiches – forment un vrai cabinet des curiosités entre chambre d’Amélie Poulain et musée. Derrière moi, des livres sur le voyage, la Bretagne, le tricot. Il y a aussi des pelotes de laine à vendre. Je suis assise sur une peau de mouton qui habille un fauteuil. Les pelotes de laine ne sont pas là par hasard, ce sont les restes de l’étonnant passé de Carole.

Dans la cuisine. Des cafetières italiennes.
Matériel. L’équipement du chalet est rudimentaire. Pas de lave-vaisselle, ni de machine à café professionnelle. © Alexis Voelin

 

Un film de silence

Aujourd’hui, à 37 ans, elle vit à Gryon avec ses deux garçons et son compagnon. Mais elle n’a pas toujours eu cette vie-là. Je l’ai découvert en la voyant apparaître dans le film Hiver nomade2, sur la transhumance. Car, entre 22 et 28 ans, Carole a accompagné son compagnon de l’époque, Pascal, pendant six hivers. Chaque année, de novembre à mars, elle l’a aidé à conduire des troupeaux.

Le documentaire ressemble à Carole: un film du silence qui raconte la Suisse, la neige, la forêt, les nuits dehors, le dévouement de deux humains, dans la vastitude du monde, focalisés sur la conduite de 800 moutons, mouvants comme la marée. Elle frotte la vaisselle en se remémorant cette période. Les clients sont désormais tous partis. «J’ai aimé être tout le temps dehors, faire du feu... C’est dur et puis, soudain, un rayon de soleil ou une rencontre change toute la dynamique et ça repart! Par contre, je disais toujours que le problème était qu’on n’avait pas de porte. C’était constamment ouvert, puisqu’on dormait dans la forêt. Cette expérience m’a donné un côté débrouille, je sais vivre avec pas grand-chose, dit-elle. A la crêperie, je fais tout moi-même avec un petit budget. J’aime fabriquer, bricoler.»

Sa faculté d’adaptation prend racine dans la vie de bergère puis dans ce chalet, raccordé à l’électricité depuis seulement deux ans. Dorénavant, le travail est bien séparé de la famille à la maison, et cette frontière physique est nécessaire. Après l’épisode de la transhumance, des petits boulots dans la restauration, est née l’envie d’ouvrir son lieu. Et puis, un jour, on lui parla de ce chalet, propriété de la Commune. L’office de tourisme cherchait une employée, Carole prit rendez-vous avec le directeur: «Je veux ouvrir à mon compte, dit-elle. Une crêperie.» Justement, le directeur est amoureux de la Bretagne. Appuyée contre l’évier, Carole finit de me raconter son parcours, puis je quitte la crêperie.

Carole discute avec des clients sur la terrasse.
Maussade. En ce début de printemps, il fait froid et humide. Les clients sont peu nombreux et Carole peut prendre le temps de discuter. © Alexis Voelin

 

Créer son univers

Quand j’entre plusieurs jours après, elle est en train de préparer des kouign-amann. Kouign-amann: encore un nom qui porte en lui toute la Bretagne. Puis, tout en faisant sa mise en place, elle me parle de son entreprise. Dès la deuxième année, elle parvenait à rémunérer une serveuse pour l’hiver. «Avant ça, j’étais seule et il y a eu plein de monde tout de suite! C’était épuisant, raconte-t-elle. Ça représente encore beaucoup de travail pour un petit salaire. Ce serait bien que j’arrive à payer une employée toute l’année, sinon je vais me fatiguer. Et puis, il faut que ça devienne une source de revenus convenables.»

Carole ajoute qu’elle pourrait gagner davantage en travaillant comme diététicienne, son premier métier. «Mais je n’ai pas envie de faire autre chose. Je me suis donnée pour que ça fonctionne.» En faire un endroit rentable et convivial, à son échelle, voilà ce qu’elle vise sans autres grandes intentions, explique-t-elle en craquant une allumette qui se consume pendant qu’elle finit sa phrase. Trop tard. Elle en craque une deuxième et met le feu sous ses billigs. «Quand tu es indépendante, tu crées ton univers, ce n’est plus vraiment un travail, ça fait partie de ta vie. Je pense tout le temps à la crêperie, à ce que je pourrais trafiquer.» Trafiquer, chez elle, signifie: installer un jour une barque comme jeu d’enfant ou, régulièrement, planter des fleurs, devant sa crêperie.

Le soleil commence à éclairer le Miroir d’Argentine, ce massif calcaire de 450 mètres, complètement lisse, qui surplombe le site touristique de Solalex, tout près d’ici, ce miroir qu’on voit depuis la crêperie. Sur la petite route qui longe l’établissement, la circulation s’intensifie un peu. Des vacanciers, des voyageurs, des habitants du coin, des touristes du bout du monde. Il est 14h, et Carole poursuit ses allers-retours entre le clair de la terrasse et l’obscur du chalet. Au fil de l’après-midi, elle continue à faire tourner le râteau sur la pâte, plie les crêpes et le spectacle se poursuit, celui de la terrasse et celui de son savoir-faire de toujours, en coulisses.

Des kouign-amann sur une assiette.
Spécialité. En plus des crêpes et des galettes, Carole propose une spécialité bretonne: le kouign-amann, autrement dit «gâteau au beurre». Presque un repas en soi… © Alexis Voelin

 

Ici Bazar, une revue à découvrir

Reportage réalisé entre le 8 et le 23 mai 2021 à Gryon (canton de Vaud).

Cet article est la version condensée du récit de 32 pages, publié dans Ici Bazar, revue qui explore un autre monde du travail, plus humain. icibazar.com

Carole sert des clients sur la terrasse.
Authentique. Carole voulait créer ici une vraie crêperie, comme en Bretagne, où on ne fait que des crêpes. Au début, certains clients étaient déçus qu’il n’y ait rien d’autre à manger. © Alexis Voelin