«Nous avons réussi à nous rendre visibles»
Silvia Dragoi est Roumaine. Cela fait presque 10 ans qu’elle vit au Tessin, où elle s’occupe de personnes âgées à domicile, partageant leur vie 24 heures sur 24. Elle est une badante, et en est fière, même si le mot (venant du verbe italien badare, soit prendre soin de quelqu’un) est peu apprécié dans le personnel de la santé. Avec ses consœurs, venues de l’Est comme elle, ou d’Afrique, du Mexique, d’Italie ou de Suisse, elle anime un groupe syndical très actif dans le canton. Le groupe des badanti.
En 2012, après avoir lutté pour obtenir un permis de travail, Silvia a adhéré à Unia. «Syndiquée dans mon pays, c’était normal que je recherche aussi un syndicat ici. Et Unia a été le seul à s’intéresser à nous», raconte-t-elle. Plusieurs centaines de badanti sont syndiquées à Unia, et une bonne soixantaine est active au Tessin, communiquant avec whatsapp, se réunissant à chaque occasion, à chaque anniversaire loin de leur famille respective, pour braver la solitude vécue de jour comme de nuit auprès d’une personne dépendante.
«Il y a des milliers de badanti en Suisse. Au Tessin, nous nous sommes auto-organisées pour parler de nos conditions de travail. Nous nous battons pour un contrat collectif. Ce contrat, nous en avons absolument besoin, car nous sommes exploitées de manière abusive», relève Silvia. «Nous participons aussi à des stands du syndicat, organisons notre 1er Mai, la Journée contre le racisme. Nous souhaitons nous montrer, dire que l’on existe. Nous récoltons des fonds pour louer les salles et financer notre activité. Nous disposons également d’une maison appartenant à Pro Senectute, où les personnes licenciées peuvent séjourner avant de retrouver un travail. Il existe au Tessin des instituts de placement des badanti, mais les contrats sont irréalistes, de 44 heures par semaine alors que nous travaillons jour et nuit ou de 7h à 23h.»
Silvia a été enseignante pendant 30 ans dans son pays, où rentes et salaires ne permettent pas de vivre. Elle a un diplôme d’assistante sociale et un master en conseil d’entreprise. Nourrie et logée, elle gagne un salaire net de 2500 francs. Sur lequel elle prélève encore certains frais pour la personne dont elle s’occupe. «J’ai eu trois postes en 13 ans, mes patronnes ont toutes été contentes et m’ont soutenue dans mon combat syndical», raconte celle qui a publié, en 2013, son master sur le stress des badanti dans le Corriere del Ticino.
Du chemin a été parcouru depuis, les badanti sont sorties de l’ombre, les autorités cantonales qu’elles ont rencontrées disent qu’elles ne veulent pas en faire des travailleuses de seconde zone, «mais avec les conditions de travail que nous avons, ce sont les citoyens très âgés dont nous nous occupons qui sont des citoyens de seconde zone», relève Silvia. Elle ajoute qu’un livre* sur les badanti, décliné en spectacle à Bellinzone, a été publié l’an passé et qu’il existe aussi un documentaire** réalisé auparavant.
Quant au «Prix Engagement» d’Unia qu’elle a reçu? «C’est une très belle sensation. Nous avons réussi à nous rendre visibles, à être reconnues. Quand tu travailles chez quelqu’un, tu ne peux pas te faire voir. La lutte est différente qu’ailleurs. C’est cette lutte que nous faisons. J’ai l’impression que c’est le début d’une histoire...»
* «Nataša prende il bus», livre de Sara Rossi Guidicelli, 2018, Ed. Ulivo.
** «Signore badanti», documentaire de Stefano Ferrari, 2015, en ligne sur rsi.ch