La Cour européenne des droits de l’Homme a condamné la Suisse pour inaction climatique. Entretien avec Anne Mahrer, coprésidente les Aînées pour le climat, l’association requérante
C’est un verdict historique, relayé bien au-delà des frontières helvétiques: le 9 avril, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a condamné la Suisse en raison de son inaction climatique. Les juges de Strasbourg ont estimé que notre pays violait les droits humains des femmes âgées et ne prenait pas suffisamment de mesures pour lutter contre l’emballement à répétition des températures. La Confédération devra désormais agir en conséquence et s’acquitter des frais de justice de quelque 80000 francs. C’est la première fois que la CEDH prononce un tel arrêt à l’encontre d’un Etat, générant une déferlante médiatique. Coprésidente des Aînées pour le climat, l’association requérante, Anne Mahrer commente cette victoire et ses implications.
Quel a été votre sentiment à l’énonciation du verdict?
Nous nous attendions à un jugement en notre faveur, mais celui-ci pouvait s’exprimer à différents degrés. Le verdict de la CEDH a dépassé nos attentes. La Chambre de la Cour a pris une décision très forte, et sur la question du climat et sur celle des droits fondamentaux, qui nous a émues et réjouies. Nous avons aussi ressenti une grande fierté.
Concrètement, sur quoi a statué le tribunal?
Les juges ont estimé que la Suisse ne respectait pas les articles 6 et 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme. Ils ont ainsi reconnu qu’elle a violé notre droit d’accès à un tribunal, nous privant d’un procès équitable. Ils ont aussi admis que l’Etat a failli à son devoir de protection de la santé des aînées en ne prenant pas suffisamment de dispositions pour combattre le réchauffement climatique.
Quel impact a ce jugement?
C’est un jugement très important, car contraignant, et il aura des répercussions sur les 46 Etats membres du Conseil de l’Europe. Ces derniers sont susceptibles d’être exposés à des actions semblables à celle que nous avons menée. D’autres organisations pourront s’appuyer sur la jurisprudence en question.
La CEDH a-t-elle vraiment les moyens de faire appliquer sa sentence?
Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe – qui se réunit quatre fois par an – se charge de vérifier que les arrêts soient suivis et, dans le cas contraire, envoie des rappels à l’ordre. La Suisse n’a aucun intérêt à risquer une nouvelle publicité négative. Elle doit au contraire saisir cette opportunité pour devenir exemplaire. A noter encore que la CEDH a fixé des objectifs, non les moyens pour y parvenir. De notre côté, nous allons rester attentives pour nous assurer que le jugement soit appliqué.
Pensez-vous que la décision de la Cour générera des changements dans les politiques helvétiques, prenant encore en considération le fait que le peuple a souvent le dernier mot?
La décision n’empêche aucunement la démocratie directe de s’exercer. Justice et politique doivent aller de pair, non s’exclure. Le peuple garde, quant à lui, la voix au chapitre, mais les propositions doivent être à la hauteur des enjeux. La Cour a souligné le lien clair entre le climat et la qualité de la vie, le bien-être. Cette relation ne peut être niée. La Suisse, dans ce sens, ne respecte pas les droits humains. Rappelons encore que notre pays a ratifié la Convention européenne des droits de l’Homme et doit respecter les décisions de la Grande Chambre composée de 17 juges dont un Suisse.
Est-ce vraiment à la Suisse, responsable d’environ 0,2% des émissions mondiales de CO2, à en faire davantage?
Ce calcul n’englobe pas les émissions de CO2 importées qui doivent aussi être prises en compte comme la Cour l’a exigé. Chaque nation doit faire sa part et tenir ses engagements. Notre pays est signataire de l’Accord de Paris et d’autres conventions. A lui seul, il consomme l’équivalent des ressources de deux presque trois planètes. Si tous les Etats agissaient de même, on atteindrait rapidement plus de trois degrés supplémentaires. La Suisse a aussi une responsabilité envers les pays du Sud qui sont les plus affectés par le changement climatique bien qu’elle-même vérifie déjà clairement les conséquences du réchauffement avec la fonte accélérée des glaciers. Nous sommes déjà au-dessus du 1,5 degré de plus.
Que vont faire aujourd’hui les Aînées pour le climat?
Nous allons poursuivre notre engagement. Il nous faut d’abord analyser et commenter avec notre équipe juridique l’arrêt de la Cour qui compte presque 300 pages. Nous devons clairement cibler ses développements et ses conséquences. Nous sommes très sollicitées par les médias dans ce sens. Il s’agit aussi d’encourager, de donner de l’espoir aux activistes qui pourront se saisir de la décision des juges. D’épauler les militants qui ont été condamnés, comme ceux qui ont organisé une partie de tennis à Credit Suisse et qui ont fait appel à la CEDH (la décision n’a pas encore été rendue, ndlr). Cette condamnation est inacceptable alors que leur démarche était totalement pacifiste.
Que pensez-vous de mouvements qui organisent des actions coups de poing? Le collectif Liberate Switzerland a, par exemple, aspergé de peinture orange un garage vendant des grosses cylindrées?
Ce n’est pas notre mode d’action. Nous avons choisi la voie judiciaire et avant, en ce qui me concerne, celle politique en tant qu’ancienne élue. Cela dit, si on en arrive là, c’est bien la preuve du désespoir que peuvent ressentir certains activistes qui attendent une réaction forte des autorités. En vain. La problématique du climat n’a cessé de s’accentuer. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur le climat sonne l’alarme depuis plusieurs décennies déjà. Et pourtant, rien n’est fait.
Comment voyez-vous l’avenir?
Je préfère voir le verre à moitié plein qu’à moitié vide, mettre en avant les choses positives. Reste que le contexte environnemental et géopolitique est dramatique. Toutes les crises – pandémie, énergie, etc. – sont liées, transversales. Nous ne pouvons fonctionner en silos. Je garde l’espoir que les choses changent et je demeure mobilisée. Je continuerai à m’engager pour les générations futures, tant que j’ai l’énergie et la santé.
Parcours de combattantes
Il aura fallu près de huit ans aux Aînées pour le climat pour obtenir gain de cause. Huit années d’un combat juridique mené avec le soutien de Greenpeace. Le groupe des Aînées se constitue en association de personnes particulièrement vulnérables en août 2016. Il compte à sa création 150 membres fondatrices pour atteindre aujourd’hui le nombre de 2500 femmes âgées en moyenne de 73 ans. En novembre 2016, les Aînées pour le climat déposent une requête au Conseil fédéral ainsi qu’au Département de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication et aux offices fédéraux de l’Environnement et de l’Energie les priant d’en faire davantage pour protéger le climat. Une demande rejetée au motif qu’il n’y a pas d’atteinte aux droits des personnes requérantes. En mai 2017, l’association se tourne vers le Tribunal administratif fédéral à Saint-Gall. Sans plus de succès. L’institution rejette le recours arguant que les requérantes ne souffriraient pas plus que d’autres catégories de la population des conséquences du réchauffement climatique. Saisi à son tour, le Tribunal fédéral n’entre pas davantage en matière. Et estime, en mai 2020, que les requérantes ne subissent pas d’atteinte à leurs droits fondamentaux avec une intensité suffisante pour agir conformément à la Loi fédérale sur la procédure administrative. Le 26 novembre 2020, les Aînées pour le climat recourent à la Cour européenne des droits de l’Homme à Strasbourg qui accepte de traiter l’affaire à la Grande Chambre de façon prioritaire. Après une première audience publique, le 29 mars 2023, la CEDH rend son verdict le 9 avril, donnant raison aux requérantes.