Aller au contenu principal
Menu

Thèmes

Rubriques

abonnement

L’égalité salariale, un combat de Sisyphe…

Les deux couturières devant l'enseigne Bongénie à Lausanne.
© Thierry Porchet

Fabienne et Natalina: de la détermination et de la complémentarité! Ensemble, elles ont mené à bout une longue procédure pour obtenir l’égalité salariale. Elles ont même gagné davantage, leurs compétences et les qualifications de leur métier de couturière ayant été reconnues comme supérieures à celles des hommes travaillant dans l’atelier du Bongénie à Lausanne.

Deux couturières du Bongénie à Lausanne se sont battues durant huit ans pour obtenir l’égalité salariale. Un accord a été passé, reconnaissant les discriminations subies

C’est une victoire, qui laisse toutefois un goût amer. Une victoire dont on ne peut, hélas, parler qu’à demi-mots. Fabienne et Natalina se sont battues durant huit ans devant la justice pour faire reconnaître la discrimination salariale subie chez Bongénie à Lausanne. Toutes deux couturières, elles travaillaient dans l’atelier du magasin de Saint-François. Elles y effectuaient des retouches sur les vêtements de luxe vendus par la chaîne Bongénie Grieder, présente dans plusieurs villes de Suisse. Payées sur la base d’un salaire à plein temps inférieur à 4000 francs, elles avaient appris qu’un collègue tailleur, non qualifié et sans CFC, gagnait 1000 francs de plus par mois.

Après une longue procédure, débutée en 2012 pour Fabienne et en 2013 pour Natalina, elles ont signé un accord avec le grand magasin, mettant fin au conflit devant la justice. Elles ont obtenu le paiement de la différence de salaire constatée par une expertise judiciaire, ainsi qu’un supplément reconnaissant leurs qualifications, leur expérience et leurs responsabilités plus élevées que celles des tailleurs, ces derniers n’effectuant que des retouches simples, uniquement sur les vêtements masculins.

Des indemnités de licenciement leur ont aussi été accordées. Fabienne a été mise à la porte en 2012 après qu’elle a demandé, oralement, à être augmentée pour que son salaire se rapproche de celui de son collègue homme. Un reproche inscrit sur une fiche d’évaluation qu’elle a pu produire devant le tribunal. Le contrat de Natalina a été cassé fin 2019, une condition qu’elle a dû accepter pour finaliser la convention. Elle était jusque-là protégée d’un congé par la loi, sa demande d’égalité salariale ayant été déposée par son avocat alors qu’elle était encore en poste.

S’il ne peut être donné de chiffres, les deux couturières ont été reconnues dans leur droit à l’égalité et ont pu récupérer un montant considérable. Reste que la victoire est amère. Elles auraient préféré une décision de justice, pour que l’inégalité constatée par l’expertise judiciaire, située entre 24% et 32%, soit gravée dans le marbre et pour aider à faire avancer la cause de l’égalité. Mais elles ont dû se résoudre à accepter la convention.

Contrairement à Natalina qui touchera un rattrapage pour ses neuf ans passés au Bongénie, Fabienne ne bénéficiera que d’un rétroactif de cinq ans comme le prévoit la loi. Elle sera discriminée une deuxième fois, puisqu’elle n’a pas pu récupérer de cotisations au 2e pilier, et une troisième au niveau fiscal. Le canton de Vaud, à l’inverse de celui de Fribourg où vit Natalina, ne considère pas la somme perçue comme un rattrapage d’une discrimination salariale. Fabienne perdra quelques milliers de francs, son taux d’imposition allant exploser.

Fabienne et Natalina avaient reçu, fin janvier 2019, le «Prix Engagement» d’Unia pour leur lutte exemplaire en faveur de l’égalité (voir L’ES du 6 février 2019). Elles partagent aujourd’hui leur combat.


Pourquoi avez-vous accepté de signer cette convention?

Fabienne: La protection juridique ne voulait plus nous suivre, estimant que nous avions obtenu un bon accord. C’est vrai qu’il est très bien. Et c’est parce que nous nous sommes battues durement pour l’améliorer.

Natalina: Nous avions espéré un jugement pour impulser un changement de la loi sur l’égalité, mais c’est très compliqué. On nous a aussi averties que, si on allait jusqu’au Tribunal fédéral, on risquait d’obtenir beaucoup moins et même de tout perdre. Nous sommes néanmoins satisfaites, car cet accord est une reconnaissance de l’inégalité que nous avons subie.

Quel est votre sentiment après toutes ces années?

F. Nous avons gagné et sommes très contentes. Mais ça a duré huit ans! Les procédures ont été très longues. Cette victoire est basée sur une expertise judiciaire ayant montré que nos qualifications et nos tâches étaient supérieures à celles des hommes. Nous avions un CFC, ce qui n’était pas le cas des tailleurs, et effectuions des travaux plus minutieux et plus complexes qu’eux.

N. Pour cette expertise, le juge avait choisi parmi des experts proposés par la direction. C’était des experts honnêtes. Ils ont interrogé tout le personnel et des personnes qualifiées du métier, et ont pu analyser les tâches réelles effectuées par les couturières et les tailleurs.

F. Pour moi, la défense de ma formation et de mon CFC que l’entreprise ne voulait pas reconnaître était aussi importante. En termes de bilan, je déplore que ce soit toujours aux femmes de faire la première démarche de «suspicion d'inégalité» et qu’elles risquent le licenciement si elles se mettent trop tôt en avant. Tant qu'il n'y aura pas de transparence des salaires en Suisse, il n'y aura pas d’égalité.

Pourquoi votre combat a-t-il duré si longtemps, sans même que le Tribunal de première instance se soit prononcé?

N. Il y a d’abord eu une longue procédure où la direction ajoutait des allégués (liste de faits détaillant la demande judiciaire et la réponse de la partie adverse, ndlr). Il fallait répliquer à chaque fois. Puis une bataille autour de l’expertise judiciaire que la direction refusait.

F. Quand nous avons su que le salaire réel du tailleur était d’environ 5700 francs, et que l’expertise judiciaire a établi que notre formation et nos compétences étaient plus élevées, nous avons aussi augmenté nos prétentions.

Il y a encore eu un ajournement de procédure, car l’entreprise voulait faire une certification Equal-Salary. Or, cette expertise, commerciale, est une arnaque. Elle se fonde uniquement sur les dires de l’employeur, sans interroger le personnel ni analyser le travail. Le représentant d’Equal-Salary l’a expliqué au juge lors de son audition!

N. Les auditions de témoins ont également pris beaucoup de temps. L’entreprise en avait proposé 19, pour répondre aux mêmes questions! En tout, il y en a eu 35. Les auditions ont duré 61 heures, sur 13 jours!

Comment se sont déroulées ces auditions?

F. Des témoins ne nous connaissaient même pas! Certaines questions venant de l’employeur étaient insultantes, humiliantes. Ce qui était dur, c’est que des choses fausses, et même absurdes, étaient affirmées et nous ne pouvions pas nous exprimer, réagir. C’était frustrant.

N. C’était aussi difficile d’entendre des anciennes collègues dire que l’on faisait un travail moins qualifié que les hommes, alors qu’elles savaient très bien qu’on se battait pour l’égalité…

N et F. Nous pensons que des témoins ont été briefés par la direction, alors que c’est interdit. Un employeur d’une autre société est arrivé avec une veste à montrer au juge. S’il n’avait pas été informé des questions, il ne l’aurait pas amenée!

Qu’est-ce qui vous a pris le plus d’énergie?

F. C’est peut-être la préparation et les réponses aux allégués. Nous en avions environ 200. L’employeur entre 600 et 800! En cinq ans, nous avons accumulé plus de 12 mètres de classeurs de références de fiches sur les travaux effectués par les femmes et les hommes dans l’atelier. Le juge n’avait jamais vu ça!

N. La préparation du dossier avant de me lancer dans la procédure a été très lourde. Par chance, j’étais encore au Bongénie, même si, par la suite, ça n’a pas toujours été facile. J’ai collecté des preuves des travaux que nous réalisions sur chaque vêtement, photos et descriptifs à l’appui. L’expert a pu faire son travail sur cette base. C’était très concret, car il est difficile de parler des actes de notre métier à quelqu’un qui n’y connaît rien.

Comment avez-vous fait pour tenir toutes ces années?

N et F. On en a eu marre bien souvent, notamment la première fois que la protection juridique ne voulait plus suivre. Mais grâce au Bureau vaudois de l’égalité et à Unia, nous avons pu continuer. C’était aussi important d’être à deux. Nous étions complémentaires. L’une à l’extérieur, l’autre dedans. Mais ça n’a pas été facile, on nous a beaucoup discréditées dans l’entreprise. Certains n’ont eu que la version de Bongénie.

Après cet accord, les couturières de Bongénie ont-elles été augmentées?

F. Non. Je ne pense pas qu’elles l’aient demandé. Et Bongénie a trouvé le moyen de régler le problème: il n’y a plus d’hommes dans les ateliers de couture!

Renseignez-vous avant de vous lancer!

Fabienne et Natalina livrent quelques conseils aux femmes souhaitant faire respecter leur droit à l’égalité salariale:

- En premier lieu, renseignez-vous sur l’avant et l’après procédure (protection contre le licenciement, preuves, 2e pilier, fiscalité, etc.).

- Tournez-vous vers les bonnes instances: chez Unia, qui offre à ses membres une protection juridique, et vers les Bureaux de l’égalité (conseils, liste d’avocats, etc.).

- Ne vous lancez jamais dans la procédure avant d’avoir un certain nombre d’indices pouvant attester que la discrimination est vraisemblable.

- Ne faites jamais une demande d’égalité oralement, cela ne protège pas contre le licenciement.

- Constituez un dossier le plus complet possible avec des éléments sur les salaires et les tâches spécifiques effectuées par les femmes et les hommes.

- Contractez une protection juridique avec une bonne couverture (plus de 100000 francs) et veillez au délai d’attente avant de commencer la démarche.

- Si vous estimez que vos qualifications, votre expérience et votre cahier des charges sont plus importants, ne demandez pas seulement l’égalité, mais un salaire supérieur.

- Essayez d'être plusieurs: l'union fait la force.

- Ne lâchez rien et bonne chance: ça peut durer dix ans!

Fabienne se tient à la disposition de toute personne souhaitant entreprendre une démarche pour l’égalité salariale. En cas d’intérêt, adressez-vous à: redaction [at] evenement.ch (redaction[at]evenement[dot]ch)


«Victoire en demi-teinte»

Unia a soutenu les deux couturières dans leur combat. Yolande Peisl-Gaillet, responsable à l’égalité du secteur tertiaire d’Unia, nous donne son appréciation sur l’accord passé.

«C’est une victoire en demi-teinte. Il n’y a pas eu de reconnaissance légale par un tribunal et il reste des problèmes fiscaux à résoudre. La réponse du Conseil d’Etat vaudois à ce sujet est plus que décevante. Ce qui est très positif, c’est qu’au final, les revendications de ces deux combattantes ont été entendues. L’employeur reconnaissant qu’elles se sont trouvées dans une situation de discrimination “involontaire”.

Sur le fond, il est intolérable que, lorsqu’on évoque un problème d’égalité salariale, pourtant garantie par la Constitution et par la loi, on laisse des femmes seules, dans une situation où les choses n’avancent pas, avec de grands risques financiers et pour leur santé.

Tout le système, les juges, les avocats, poussent ces femmes à la conciliation, à abandonner, alors qu’il s’agit d’un délit de l’employeur. Cela dédouane ce dernier de ses responsabilités. Lorsqu’il y a un soupçon d’inégalité, cela devrait être soumis d’office à la justice.»

Pour aller plus loin

Urgence sociale en France

Le 12 décembre était une grosse journée de lutte en France. Dans un contexte de crise politique et sociale, plus de 130 manifestations et rassemblements ont été recensés aux quatre...

Les travailleurs français appelés à se mobiliser le 12 décembre

En un peu plus d’un an, la CGT a recensé plus de 180 plans de licenciements, menaçant 150000 emplois. Aux quatre coins de l’Hexagone, des grandes entreprises du secteur de l...

La mobilisation massive des dockers aura payé

Après trois jours de grève et le blocage de 36 ports sur la côte est des Etats-Unis et le golfe du Mexique, les dockers américains ont repris le travail début octobre. Pas moins de...

Bébés accros au sucre

Une pétition munie de 105000 signatures a été remise fin septembre aux représentants de l’entreprise Nestlé à Vevey lors d’une action de protestation. Le texte, porté par Public...